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RIONS ENSEMBLE AVEC L’HISTORICISME PRUSSIEN

Cet article introduit les travaux presentés par Max Goldminc dans le premier numéro de la revue HUIS CLOS.

RECOMMENCER

La rubrique commence avec ce rire inquiet devant l’Histoire, sa majuscule et ses querelles pas si vaines. À la fin du siècle dernier, on a entendu juste assez de fois pour obtempérer que l’histoire avait trouvé sa fin. Et le moment historiographique libéral qui s’achève maintenant, dont la version vulgaire prescrivait un éboulement vers un état stationnaire (F. Fukuyama mal digéré, Kojève enfoui sous l’incuriosité, Hegel à peine une image sur une frise) fait l’objet d’assauts de la part des amants d’une Histoire imaginaire, que la jalousie aveugle. Je veux parler de la cohorte de plumes nostalgiques ou réactionnaires qui, pressés de la débusquer, ont cent fois annoncé son retour, et cent fois l’air du temps a pu lui répondre par un sourire libéral, quiet, repu. Crier au loup…

 

Pour ne pas se perdre, la première urgence de l’histoire est de rejeter tout rapport de sujétion à l’idéologie. Pour Spengler, c’était l’une de ces intuitions qui l’ont porté jusqu’au sommet de l’historicisme, l’idéologie induite par la pratique de l’histoire, et qui suscite un rictus chez la plupart des chercheurs contemporains, comme un écho du séisme que fut en 1918 et 1922 son Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle. La recension qu’en fit Thomas Mann, et dont je propose la première traduction française, illustre en effet de quelle manière Spengler bouleversa la conscience intellectuelle de son époque. Un reproche général qu’on retrouve chez bien des critiques de Spengler est en somme que son histoire est en roue libre. D’autres recensions, anciennes et actuelles, viendront enrichir cette rubrique et montrer que l’on peut retenir de ces intuitions toutes sortes d’enseignements. Mais cent ans nous séparent de Spengler. Il n’est ni souhaitable, ni sérieusement possible de ressusciter sa méthode pour improviser, à sa suite, quelque essai de morphologie. La traduction, inédite aussi, de ses carnets autobiographiques retrouvés, Je jalouse quiconque vit, permettra au lecteur d’en avoir une connaissance plus familière et moins monumentale, donc de la lire sans se figer dans une admiration ou une détestation qu’il faut en tout cas savoir dépasser. Kojève a eu lieu. Heidegger a eu lieu. Mon but ici n’est pas de faire l’apologie de Spengler, mais de partir de Spengler pour faire de l’histoire, et la penser.

 

Tout part donc de cette inquiétude. Et si Spengler avait raison ? Au plan esthétique, ne voit-on pas s’ériger depuis l’an 2000, comme il l’annonçait dans les tableaux liminaires du Déclin, des « architecture et ornement insensés, vides, artificiels, surchargés » par « imitation de motifs archaïques et exotiques » ? Et les formes politiques n’ont-elles pas pris récemment ce « caractère de plus en plus primitif » en même temps que semble de plus en plus probable la « victoire de la politique de la violence sur l’argent » ? Et s’il a pu deviner à cent d’écart ce qui nous arriverait, comment pourrions-nous mépriser ses méthodes ? Vers quel terrain philosophique nous mènent-elles ? Quoiqu’il en soit, en dépit des récupérations politiques hasardeuses qu’il a tout fait pour prévenir et qui ternissent à peine l’éclat de son œuvre, les idées de Spengler ne sont pas à enterrer. Peut-être faut-il passer par elle, au moins à titre d’étape, pour restaurer une histoire qui ne contournera plus ce qui embarrasse les spécialistes : la place de l’homme, la question de sa liberté, le problème de sa valeur. Car l’oubli de ces questions confine à la pathologie. On ne pourra pas publier jusqu’à la fin des temps des histoires axiologiquement neutres qui renoncent à toute ambition spéculative de grande ampleur.

ÉLAGUER

En effet, une autre vision serinée jusqu’à l’étourdissement peut sembler moins menaçante, mais quel espace elle a pris ! Il s’agit là de l’histoire empaquetée pour être distribuée en citations et pastilles colorées, l’histoire « source d’étonnement ». C’est par de tels slogans écœurants que la production culturelle officielle, qu’il s’agisse des podcasts, des video essays ou d’une bonne part des rayonnages estampillés du nom de la matière, aboutit à l’extinction de la conscience historique de chacun. Car la fin de cette logique, c’est le musée. La patrimonialisation de l’histoire passe par sa consommation à grande échelle, son échantillonage en pastille, en poudre, en jus. Visitez la splendeur des Safavides, admirez les vestiges de l’empire du Mali, suivez ce drôle de capitaine corse… Pour cette façon de faire de l’histoire, la recherche et l’expérience historiques ne souffrent aucun ordre, aucune finalité : on se contente du seul plaisir intellectuel, qui s’avère gratuit et stérile. Je plaide au contraire pour le respect du public, qui vit déjà, au détour d’un simple transport mental dans une époque abolie, une expérience plus extraordinaire que tout ce que peut promettre cette marchandise. Tout le monde a déjà fait ce rêve éveillé : « Que serait ma vie s’il fallait d’autres couleurs pour la dépeindre ? Un autre régime pour la subjuguer ? Quelle improbable combinaison de climat, de langue et d’ambiance pourrait désaltérer mon imagination ? » Et les plus curieux savent bien qu’en matière d’imagination, le détail est un infini, comme ils savent que ce rêve n’est pas un caprice, mais une nécessité pour l’homme, que le Temps parcourt.

 

Voilà deux conceptions ennemies de cette rubrique : l’histoire qui a le mérite d’accueillir une dimension spéculative, mais dont la fin est assignée par un agent externe, au moment politiquement opportun, alors que sa structure ne se comprend que depuis l’intérieur ; l’histoire comme gourmandise et comme ornement. L’histoire ne se décrète pas plus qu’elle ne se consomme. Mais elle est une grande pédagogue à l’égal de l’art, du commerce ou des lettres. Elle est aussi un chemin vers des questionnements qui la dépassent. Quel meilleur véhicule que l’historicisme, qui fait un usage maximal des outils historiques, pour entamer cette traversée ?

Ses contributions dans HUIS CLOS #1

Max Goldminc, traduction de Thomas Mann.
Extrait

Max Goldminc, traduction des carnets d’Oswald Spengler
Extrait

Max Goldminc, Les Présents.
Extrait

Ses contributions dans HUIS CLOS #2

Max Goldminc, Hospitalité.
Extrait

Max Goldminc, Le problème Spengler.
Extrait

Max Goldminc, traduction des carnets d’Oswald Spengler (suite)
Extrait

Ses contributions dans HUIS CLOS #3

Max Goldminc, Cinéma et psychiatrie.
Extrait

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