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Une Rivière : comment on s’endort dans les films

Introduction au cinéma asiatique contemporain

par Xin Yi

6 août 2024

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À Paris, je prends conscience peu à peu que mon identité politique est comme un chien haletant qui me poursuit. Mon visage porte les yeux de mon père et les lèvres de ma mère ; quoi qu’il en soit c’est un visage est-asiatique. Et quand les gens parlent de cinéma et me demandent mes avis en tant que représentante de l’Extrême-Orient, mes réponses déçoivent souvent : je ne parle jamais de « Wong Kar-wai » — on me dit « Comment ! Vous le détestez !? » — je cite des noms inconnus d’eux, des noms qu’ils tentent de prononcer sans y parvenir.
Je n’irai pas jusqu’à dire que la distinction Est-Ouest manque de pertinence, et si je devais décrire une imagerie cinématographique hautement “orientale”, ce serait celle d’un flux d’image qui nous laisse entrelacer nos mains dans l’obscurité et nous endormir paisiblement. Ces films ruissellent à travers nos corps. En chinois il existe un proverbe qui dit « Chercher de l’eau avec un panier en bambou, une tentative vaine » ; pourtant, dans le processus, le panier sale est purifié. Peut-être que cette eau que nous cherchons à saisir est une illusion ; peut-être que le vide qui demeure au fond du panier est au moins une clarté nouvelle, une fraîcheur. L’expérience cinématographique est semblable ; souvent, en essayant de saisir ces “films lents” en termes de temps et de mouvement deleuziens, nous oublions comment ces films nous offrent un sentiment de chair et de sang. Chaque fois que je regarde Vive l’amour (1994) de Tsai Ming-liang, je pleure ; les larmes purifient la poussière accumulée dans nos corps par les obligations quotidiennes. Tsai Ming-liang parle d’éternité, tandis que Wong Kar-wai voit les relations intimes de la vie urbaine moderne comme une ruse complexe et illusoire, où l’amour s’allume puis se consume et s’épuise. Dans 2046 (2004), M. Chow cherche l’ombre de Mme Chan chez de nombreuses femmes, il s’épanche dans son autobiographie orale, et singe avec profonde affectation une sorte de complot amoureux.


Au contraire, les trois personnages de Vive l’amour se rencontrent à travers la contingence, et les plan-séquences silencieux de Tsai fixent ces mêmes contingences dans une échelle éternelle, où les dialogues sont mis en gage pour des échos de désirs dans les actions des personnages. Le seul enjeu est alors d’insérer cette éternité dans le temps. La fin montre Yang Kuei-mei pleurant seule pendant six minutes complètes, un cri silencieux de « Vive l’amour » qui appuie cette intensité de survie, une magie faite d’assiduité, d’effort et dénuée de facilité.


De la même façon, A Quiet Dream (2016) de Zhang Lü, relatant également l’entrelacement de trois âmes déracinées, capture visuellement le poème de Li Bai[1], Pensées en une nuit tranquille et la légende de « Zhuangzi rêvant d’un papillon ». Il place ces évocations littéraires parmi les référents interculturels et les tensions politiques entre la Chine, la Corée du Nord et la Corée du Sud. On va jusqu’à y apercevoir en filigrane la même physionomie de la dynastie des Tang que l’on retrouvera dans The Assassin (2015) de Hou Hsiao-hsien. Cette idée d’un tout intégral postule l’unité de toutes les existences, l’harmonie entre la nature et l’homme. Si le cinéma hollywoodien est centré sur le conflit et le cinéma européen indépendant sur le dialogue (ou une certaine tension), le cinéma oriental cherche, à mon sens, une ambiguïté à harmoniser et à équilibrer.


Certes, il n’y a pas de lignes de démarcation claires entre ces trois cultures du cinéma, et ces films fluviaux ne sont pas toujours silencieux. Hong Sang-soo, par exemple, qui est privilégié par les festivals européens, excelle à capturer les dialogues ambulants. Son sens de l’humour caustique dépouille le cringe dans les interactions mondaines, suce leurs moelles. Dans ses collaborations avec Isabelle Huppert (In Another Country (2012), La Caméra de Claire (2017), A Traveler’s Needs (2024)), il transcende même la barrière linguistique entre le coréen et le français. L’intimité dans ses films n’est pas réduite à de simples rencontres (comme chez Wong Kar-wai). Dans Un jour avec, Un jour sans (2015), Hong Sang-soo tourne deux fois la même histoire d’amour, la menant à deux fins différentes par de subtiles variations. Les courants sous-jacents entre les personnages sont une cristallisation au ralenti, et la tension narrative trouve sa source dans un temps arrondi, aplati et étiré par la lenteur du scénario. Dans ces sketchs, le réalisateur arrogant et la jeune peintre vivent leur paradoxe l’un sur l’autre comme deux pôles : le premier récit part de la différence pour arriver à la similitude, l’autre de la similitude pour arriver à la différence. Ensemble, les personnages font l’expérience du monde de cette manière, et ce monde nous imprègne, et ne se contente plus à présent de remplir nos horizons.


Cette éternité fluide persiste au-delà du temps, s’étendant même au monde mystérieux de l’après-vie. Dans différentes cultures asiatiques, l’après-vie apparaît sous diverses formes, mais la frontière entre la vie et la mort reste floue. Dans le climat subtropical, cette fluidité même s’évapore en une image gazeuse chez Apichatpong Weerasethakul, comme vu dans Memoria (2021), surnommé “le meilleur des somnifères” — un compliment à mon avis, car seul dans un bon film dormirions-nous si paisiblement. Son film sur le spiritisme, Tropical Malady (2004), extrait l’âme du corps à tel point qu’il est difficile de décrire cette expérience qui me semble être ointe du Sarpir-maṇḍa[2]. L’histoire d’amour homosexuelle semble n’être qu’une énigme, mais avec l’arrivée d’un fantôme de tigre dans la jungle thaïlandaise, un poignard noir est planté dans la solution de cette énigme. Dans Winter Vacation (2011) de Li Hongqi, le film fluvial gèle dans les paysages de Mongolie intérieure comme une version chinoise de Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence (2015) de Roy Andersson.

Ce caractère “oriental” n’est pas exclusivement incarné par des cinéastes orientaux. Les films de Lois Patiño possèdent une virtuosité audiovisuelle d’une grande ingéniosité. Dans Lúa Vermella (2020), les monstres marins galiciens, les âmes perdues et les sorcières restent vagues, mais on y perçoit vraiment le visage éphémère de la mort. Son film Samsara (2023) et l’autre film italien Le Quattro Volte (2010) nous conduisent directement à une expérience religieuse de la réincarnation. Même les images les plus brutales peuvent contenir des moments d’illumination. De la même manière, River of Fundament (2014) de Matthew Barney, basé sur le roman Nuits des Temps (Ancient Evenings, 1983) de Norman Mailer, réécrit les mythes égyptiens gorgés de sexe et de violence dans un cadre moderne, où nous flottons à travers les multiples renaissances des personnages, reliant le mythe et le profane.


Ces films fluviaux ne se limitent pas aux “films de galerie d’art” ; nous pouvons voir une permutation de cette qualité fluide en divers genres cinématographiques. Après son chef d’œuvre Kaili Blues (2015), dans Un grand voyage vers la nuit (2018), Bi Gan a réinventé à nouveau l’atmosphère des régions subtropicales mystiques et humides du Qiandongnan avec un style de film noir. You Won’t Be Alone (2022), un film macédonien, surprend en dépassant les limites du genre thriller. Une femme muette transformée en sorcière parasite des corps pour renouveler son expérience de la vie en incarnant femme, homme et chien etc. À travers ses yeux, nous observons le monde et ressentons la douleur et la confusion comme un nouveau-né. La sorcière n’a qu’une conscience dans le chaos. Grâce au transfert de son corps, elle ressent au cours de nombreuses textures de vie que le pouvoir de regarder et d’être regardé est constamment reconfiguré, sautant et flottant. La superposition des plans d’ambiance nous montre à nouveau la forme originelle du « voir » : comment nous établissons notre position dans le monde qui nous entoure à travers la vue. Nous, spectateurs, semblons être des nourrissons temporairement hébergés dans l’utérus du film, cherchant à définir notre sujet. Lorsqu’elle rencontre pour la première fois un autre corps, engageant une relation sexuelle et devenant objectifiée, elle prend conscience de son être, réalisant qu’elle n’est plus sans contexte. Elle donne alors naissance à une fille, et la malédiction semble prendre fin par l’amour. Au travers de cette conclusion, il semble que nous soyons enfantés aussi pendant son accouchement, acquérant la force de vivre.


En bref, ce moodboard de quelques films récents qui, selon moi, possèdent cette qualité orientale, résume assez bien ce qui me vient à l’esprit lorsqu’on m’interroge sur ce qui constitue pour moi un cinéma authentiquement asiatique. Ce sont des films qui proposent d’abandonner temporairement intellect et raison, laissant nos cœurs dans le panier en bambou se purifier dans la rivière de l’image.

 

 

 

 

 

 

 

[1] Poète majeur de la dynastie Tang (618-907 de notre ère).

[2] Idiome chinois décrivant l’illumination.

Illustration extraite de Samsara (2013) de Ron Fricke.

Le texte de cette brève a été relu par André Léssine.

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