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The Brutalist

Du récit au symbole

24 février 2025

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Au moment où Internet tente négligemment de comprendre l’identité juive et la place du peuple juif dans la modernité, la spiritualité qu’il porte et les particularités intellectuelles qui figurent au bilan de ses traditions, la suite logique du Pianiste de Polanski (2002) apporte quantité d’hypothèses et de réponses. Et propose une explication aussi ambigüe que transcendante à une part essentielle de l’art contemporain à une époque où la tendance est de le décrier. The Brutalist raconte la vie et l’art d’un architecte juif rescapé des camps, et questionne la singularité juive dans les arts et les œuvres que ce peuple offre à l’humanité. On y comprend que son observance cultuelle n’épuise pas toute la pulsion spirituelle qui l’habite ; celle-ci peut se porter donc sur la création, et sur la dimension destinale de l’interprétation des émotions. Ainsi ce film a-t-il le don de réconcilier les objets avec le monothéisme en en faisant une forme objectivée du temps et de l’histoire cyclique que leurs orfèvres même subissent dans leur âme et leur chair. Le choix du titre est, comme bien des éléments ornementaux du film, matière à questionnement et peut-être à rejet. On a certes l’impression que l’auteur voudrait justement qu’on plaque sur ce film une partie du dégoût que le courant architectural éponyme a suscité chez de nombreux amoureux de la beauté.

 

La première partie du film est bien la plus narrative, elle suit avec une sobriété très rafraichissante la trame on ne peut plus classique de l’immigrant menant une laborieuse arrivée sur la côte Est des États-Unis, la symbolique y joue un rôle moindre ; ce n’est que plus tard que la narration se désintègre brillamment dans le symbole. On suit la vie d’un homme dont le destin se devine, mais qui erre encore dans le désert qui le sépare d’une reconnaissance future. Dans cette première partie, après une brève évocation de l’Holocauste, le film élabore en effet une succession de thèmes identitaires, ainsi que les rites propres à l’immigration aux Etats-Unis, comme d’autres œuvres ont pu tenter de le peindre avec la même minutie : l’arrivée à Ellis Island et son lot de souffrance physique, la symbiose du spleen et de l’enthousiasme, la rencontre avec les proches ayant traversé ces rites avant nous, la confrontation avec eux ainsi qu’avec les changements qu’ils ont dû subir immanquablement pour s’adapter.

 

Le personnage principal, architecte de génie dont la première renommée a été brisée par la guerre qui frappe sa Hongrie natale, connaîtra le déclassement après avoir enduré toutes les souffrances de la guerre ; il en est réduit à vivre dans le cagibi de son cousin et à contribuer à sa boutique de vente et d’installation de meubles. Il tolère courageusement ces âpres conditions de vie et délivre un jugement dur face aux objets dénués d’âme que vend son cousin, dont il vit la conversion au catholicisme comme un déchirement indicible. László Toth (Adrien Brody), digne, ne dérive pas de sa piété juive et doit conjuguer une posture d’humilité avec un sentiment de désespoir face à la déréliction qu’induit l’immigration. Lui dont l’âme est celle d’un créateur est fait prolétaire par les circonstances. Il subit son destin sans l’accepter. Le rêve américain incarné par son cousin, marqué par des artifices et des compromis, ne satisfait guère sa quête spirituelle.

 

Mais tout du long, on entend seulement sonner, comme les notes individuelles d’une constellation harmonique, tous les différents locus du mythe américain de l’immigration (Ellis Island, la soupe populaire, le logement précaire, le soutien communautaire et familial) sans souci sérieux de les synthétiser. L’union de ces différents motifs est vague et doit le rester, entrecoupée de séquences naïves psalmodiant le roman national de l’Amérique, dont on montre à quel point il est sans rapport avec la base démographique du pays.

 

 

Après avoir été découvert, non sans malentendus, quiproquos et esclandres, par Harrisson Lee Van Buren (Guy Pearce), l’une des grandes fortunes de la région, un premier événement mondain voit ce nouvel admirateur lui proposer un projet pharaonique, un édifice dont le rôle sera d’offrir un lieu de loisir à sa communauté locale. Ils vont inaugurer le chantier d’un bâtiment qui doit symboliser le nouveau contrat social, le nouveau « vivre-ensemble » des États-Unis de la seconde moitié du siècle, un centre culturel et sportif analogue au community center tel qu’il devra exister à l’avenir.

 

László va connaître une ascension à l’américaine, celle où le coup de pouce du destin manifesté par une rencontre au hasard fait changer de classe sociale en un clin d’œil sans laisser de temps aux adaptations d’usage et de manière. Cette version du rêve américain préserve l’identité d’origine car elle ne dépend que du talent qu’on apporte et laisse exploiter par d’autres. C’est ainsi qu’on voit peut-être trop tôt dans le film comme dans l’histoire de ce pays l’ascension de certains Juifs à des postes à responsabilités et leur mariage avec des femmes WASP bien nées embrassant la foi israélite en leur honneur. C’est d’ailleurs après le rapatriement de la famille de László, lorsque le deuxième sexe arrive au premier plan dans ce monde de la bourgeoisie industrielle dominé par une population essentiellement protestante, que les rituels d’humiliation prennent le pas sur la glorification du génie et de la vision artistique, la compétition sexuelle étouffant peu à peu l’enthousiasme initial. Notre architecte va endurer le tout en silence, enchaînant les petites morts : il ne se rebelle que lorsqu’on lui fait l’affront classique de s’immiscer dans sa création. Plus tôt dans le film, on voit que notre architecte sacralise l’objet-livre : ce film est un hommage au génie ashkénaze qui a su vénérer d’une façon autre que religieuse les dépôts d’intelligence, et faire des éléments inanimés des abstractions qui les dépassent largement.

 

Toute cette narration coule de manière parfaitement lisse, les enjeux présentés n’étant que les rouages d’une mécanique du symbole. Le trope de l’artiste devant laisser ronger l’intégrité de sa vision par des considérations logistiques, l’avarice et le manque de vision des commanditaires est présent, mais les obstacles à l’intégrité du projet sont aisément contournés, ils ne servent qu’à promener l’audience dans les différents rapports de force entre l’artiste et le milieu qui reçoit sa vision. Par une linéarité assurée, le film se sert de la confusion de ses propres amalgames de tropes pour enfiler lentement les perles symboliques dans l’hypnotisante progression des plans dont la bande son particulièrement atmosphérique et lambine forme comme un tunnel perceptif où l’instabilité même devient le reposoir de notre conscience. L’immigrant est artiste sans reconnaissance, quelques scènes plus tard il se trouve qu’il est en réalité très connu en Europe, ce qui se retrouve contredit dans un dîner encore cinq minutes plus tard. Il est aussi un mari esseulé et un junkie, il compose avec les préjugés bigots de l’Amérique protestante en travaillant chez son cousin faussement renommé Miller et en acceptant d’intégrer une église à son centre culturel alors qu’il refusera toute concession formelle sur son projet deux scènes plus tard. D’un autre côté, il lie aussi des liens d’amitié avec des Afro-Américains rencontrés à la soupe populaire à laquelle il se rend inexplicablement alors qu’il est nourri, logé, puis employé par sa famille sur place.

 

De la même manière, Van Buren, celui qui l’arrache au marasme du prolétariat anonyme, incarne tout et son contraire : il est d’abord la brute philistine du protestantisme arriéré, imperméable au génie de l’architecture moderne, puis le bienfaiteur raffiné particulièrement sensible et initié d’emblée à ce même génie. Il redevient ensuite cet être mesquin dont l’univers fait tout pour humilier le génie, tout en le nourrissant et en organisant l’arrivée de sa famille retenue en Europe. Pourtant, ici, ce chevauchement d’attributs contradictoires, de personnages dans le personnage, est bien un outil qui permet cette sensation d’hypnose par laquelle on espère faire pénétrer le symbole dans l’esprit de l’audience.

 

 

Après un intermède assez superflu (une ellipse de plusieurs années), les travaux reprennent ; notre génie et son mécène partent pour un voyage étrange choisir en Italie le marbre dont se composera la pièce symbolique de l’autel, dans l’édifice qui, de centre culturel générique, se transforme en lieu de culte chrétien aux fonctions multiples. À ce moment précis, notre architecte au nom de dieu égyptien guide le grand bourgeois à travers une carrière, où le propriétaire leur explique avoir tué ici-même en embuscade des miliciens fascistes. Le propriétaire américain caresse alors dans une sorte d’extase le marbre sur lequel, telles les victimes d’un sacrifice, furent occis les militaires mussoliniens. La symbolique ici est puissante, on instaure comme une nouvelle religion moderne, dans le haut fourneau de la modernité qu’est l’Amérique, la mise à mort rituelle régulière de tout un système de valeurs, définissant ce que sera le monde contemporain en indiquant et en célébrant tout ce qu’il ne sera pas. Et malgré son admiration et son approbation profonde pour ce projet architectural qui refond en profondeur la structure d’une religion et par là d’une civilisation, l’immondice du mécène perdure quand, dans une trame qui a depuis longtemps troqué toute cohérence pour une curieuse mélodie d’assourdissants symboles, notre vieil Américain poussiéreux se rue sur un architecte épuisé par l’héroïne et entreprend rien moins que de le violer. Il faut comprendre ici que l’approbation et l’admiration d’une certaine culture pour un projet civilisationnel proposé ne suffisent à purger en elle un noyau de valeurs qui y reste fondamentalement hostile ; une corruption si fondamentale ne peut être éliminée par aucun projet, ni aucun niveau de génie, toucherait-il au divin. Comme le lui répète sa femme dans une scène ultérieure, c’est la société occidentale dans son ensemble qui se révèle dans cet acte odieux. These people don’t like us résonne comme un leitmotiv dès l’arrivée d’Erszébet (Felicity Jones) son épouse, le couple le répètera, jusqu’à ce que ce jugement trouve sa dernière justification dans le viol sur la personne même de l’artiste. Faut-il souligner qu’après cette forme ultime et agressive de rejet, un autre couple, celui que forme Zsófia (Raffey Cassidy) en tire pour son compte sa conclusion : l’Aliyah s’impose.

 

Erzsébet, qui a endossé la religion juive jusque dans les camps, rappelle à son mari qu’ils n’ont pas cessé d’être Juifs avec leur immigration. Elle forme une puissance duale symbolique avec la nièce de l’artiste qui l’accompagnât dans tous les malheurs de la persécution. Erzsébet, telle une seconde Rachel, est une femme mûre, brisée par le destin d’un peuple, mais dont la sagesse toute d’émotions est le seul baume qui peut guérir notre héros. Zsófia reste, quant à elle, une enfant mutique dont la voix s’est fêlée dans le traumatisme des siens ; elles représentent les deux générations blessées qui doivent guérir à temps pour hisser leur descendance à sa place légitime, en dépit des chancres de l’Histoire. La jeune fille doit longuement essuyer le manque d’empathie de la sphère mondaine, se retrouvant même la proie des caresses prédatrices du jeune Harry Lee Van Buren (Joe Alwyn) qui s’amusait à humilier son oncle. Ce dernier accepte toutes les humiliations pour son œuvre dont il se figure être le martyr et, soutenu par cette spiritualité, en ignore les effets sur sa propre psyché. Il lui faudra attendre une expérience hautement cathartique aux portes de la mort pour que sa femme lui fasse enfin comprendre qu’il existe un état de fait où son œuvre et son génie ne sont pas un chemin de croix.

 

C’est la présence de cette Erzsébet, d’abord retenue en Europe par les affres de la guerre puis récupérée par la prouesse procédurale de quelques avocats, qui lui permet de guérir de cette humiliation matérialisée par une forme réversible mais pénible d’ostéoporose, de comprendre que la honte de souffrir donne au mal qui le ronge une dimension supplémentaire qu’on se doit de lui retirer. László prend la mesure de l’aliénation dont cette société nouvelle est responsable, d’abord et surtout parce qu’elle l’avait persuadé que cette souffrance, il se l’était infligée lui-même. C’est là une leçon qui, bien qu’elle antagonise une culture entière, fait comprendre à l’individu la manière dont le narratif culturel peut très bien lui faire subir une névrose inutile dans le simple but de préserver ses valeurs. Un groupe d’intérêt aussi bien qu’un homme ambitieux se doit donc de devenir pour sa propre sauvegarde une entité méta-éthique qui ne sera plus susceptible de hantise par la morale du groupe, idée qui traverse toute l’œuvre de Kafka selon ses meilleurs exégètes. Sa femme devient le suppôt de sa conscience, le réceptacle de son introspection, la gardienne de son identité et de sa foi, la libératrice de ses chaînes, sa muse et sa protectrice qui admire son génie et guérit ses maux pendant qu’elle guérit elle-même de sa maladie. On la voit réduite à son fauteuil roulant pour l’essentiel du film ; on laisse croire que son handicap temporaire lui a donné d’autres aptitudes plus aiguisées, soit l’accès à des stades hors normes de la conscience. L’épouse juive devient une mère juive, celle qui donne une protection immanente, le pouvoir curatif de la femme est en pleine illustration dans ce film. Plus elle souffre, plus elle acquiert des dimensions proprement magiques, comme si sa mystique s’approfondissait au gré des catastrophes.

 

Le viol mentionné plus haut est aussi à mettre en parallèle avec l’addiction du protagoniste. Cette addiction est le ressort par la culture occidentale aliénante fait (sur)vivre l’artiste, le force à assassiner son bonheur et sa joie jour après jour, acceptant ce rendez-vous quotidien avec une déchéance volontaire empreinte de fatalisme et de désespoir. À la scène précédente, le personnage avait tout juste refusé les avances d’une ravissante jeune femme venue danser avec lui dans les carrières de marbres ; tout le long du film, il n’a pas réussi à faire l’amour, ni aux prostituées maternantes du prologue, ni à sa propre femme. Il ne parviendra à récupérer sa vigueur érotique qu’une fois venue cette nuit de pleine lune où il invite enfin sa femme dans son addiction — où il peut enfin guérir par une catabase inattendue.

 

László, durant tout son périple, est accompagné par un camarade d’infortune, vétéran de la seconde guerre mondiale, père veuf d’un jeune garçon qui sert de contre-modèle dans la traversée des différentes épreuves de leur destin ; Gordon, l’Afro-Américain, garde son visage fermé et impassible, ne trouve pas la mendicité indigne, semble se satisfaire de sa vie partagée entre les dortoirs et les chantiers, et ne se laisse pas affecter émotionnellement par le racisme ambiant. S’il se drogue, c’est dans des moments de fête pour atteindre une forme de transe païenne cathartique de sa souffrance endiguée par son stoïcisme. László, lui, s’il est plus indigné par les compromis identitaires de son cousin, par le traitement que l’on peut infliger aux mendiants à la soupe populaire. Il ne se permet pas de se présenter démuni devant les membres de sa propre communauté. Il affronte l’antisémitisme avec dignité, mais laisse transparaître une forme de vague à l’âme que le spectateur ressent dès les premières scènes : il n’explose, ne s’indigne que lorsqu’on touche à son art ou qu’on remet en question ses goûts et sa créativité. À la fin du film, après que sa femme lui a donné la voix en confrontant la famille de son employeur et bourreau, après que celle-ci lui a fait comprendre que les compromis identitaires qu’il a faits au nom de son art, étaient drainants pour son âme, il comprend que le salut se trouve en Israël, la terre des Juifs dont il est expressément dit, au début du film, que la formation de cette nation permettra au peuple d’enfin maîtriser son destin.

 

Dans la dernière demi-heure du film consacrée au chantier — après le viol, avant la catharsis libératoire par laquelle il récupère enfin sa vitalité sexuelle — les scènes de construction voient une inversion du schéma initial qui alternait des séquences de l’expérience migratoire avec des fragments de propagande récitant le roman national américain. Cette fois, nous voyons la construction de ces façades de béton, si familières à l’œil contemporain, si représentatives de l’expérience moderne, s’alterner et même s’unir par le chevauchement du son et de l’image avec des scènes directement issues de rites juifs comme la célébration de Yom Kippour. Le sous-texte est assez clair, affirmant le rôle central de la communauté juive dans l’établissement de la superstructure contemporaine ; László errant dans son propre édifice est l’architecte non d’un seul bâtiment, mais de toute une société, d’une expérience moderne dont il est le premier à sonder les arcanes.

 

Dans la dernière séquence du film, l’expérience des camps est révélée comme une nouvelle structure architecturale pour tous les lieux de culte de sa confection ; celle-ci impose à tout un siècle le lien inhérent et difficilement compréhensible entre l’angoisse de la persécution et l’angoisse de l’au-delà et de la mort.

 

On présente alors l’anxiété inhérente à un système de croyance imprégné d’antimétaphysique et de syncrétisme comme une voie de salut pour la population mondiale ; car les références cachées à l’égyptologie et à la kabbale n’empêchent pas l’utilisation de la croix comme signe central de ces nouvelles structures de valeurs telles qu’elles sont rythmées dans les bâtiments de Toth, qui se retrouve l’artisan d’un vécu pour des communautés entières et, plus symboliquement, pour le monde.

 

Finalement, ce film s’efforce de présenter une histoire, qui ne se déroule certes pas à l’époque réelle du brutalisme, mais qui serait comme la genèse émotionnelle de toute la subjectivité inhérente à ce mouvement incontournable dans l’expérience urbaine contemporaine. Il situe symboliquement le traumatisme principal de la seconde guerre mondiale en un lieu central, et montre comment la modernité occidentale est le fruit de la résilience de ces Juifs du Nouveau Monde tels qu’ils se sont relevés en triomphant de leur honte et leur aliénation.

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