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Vie des douze Godard — sur la biographie du cinéaste par Antoine de Baecque (Grasset, 2023)

15 août 2023

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Sauf le dernier chapitre, « Au contraire », qui va des années 2010 à la mort de Godard le 13 septembre 2022, Antoine de Baecque a fait publier cette biographie telle quelle en 2010. Il s’agit là de la deuxième et définitive édition d’une œuvre dont le propos est (au moins) double. D’une part, « restituer le goût du café de Godard » (p. 10), soit l’histoire personnelle de Jean-Luc Godard. D’autre part, expliciter de ce que les amateurs comme les contempteurs ont toujours deviné, cette « volonté constante, voire jusqu’au-boutiste et touchante, d’être contemporain » (p. 10).

 

Sans me retenir, je me dois de proclamer toutes les louanges dues au talent de biographe d’Antoine de Baecque. Les comptes-rendus de certaines journées égalent en précision et en clarté les meilleures pages de Taine — ainsi des pages consacrées à l’implication de Godard dans l’affaire Langlois et dans les événements de Mai. Les raisonnements comme les pulsions artistiques de Godard sont habilement excavés par l’exploration des archives, des correspondances et de la presse critique qui s’épuisait à suivre comme elle le pouvait un artiste dont la vivacité pouvait intimider — d’où ce partage, à l’époque, entre le dithyrambe et la détraction, avec bien peu de nuances entre les deux registres. Si Antoine de Baecque ne cache pas son admiration pour Godard, d’abord, je ne saurais lui en vouloir parce que, pour ce que j’en connais, je suis de la même chapelle (rappelons qu’il y a 150 œuvres à voir avant de se dire au moins aussi godardien que l’auteur !) ; ensuite, il n’y a rien de mal à consacrer près d’un millier de pages à quelqu’un qu’on aime. Toute l’œuvre filmée de Godard, courts et moyens métrages compris, est ici décortiquée, ainsi que la réception de chaque opus.

 

Les plus curieux se réjouiront certainement des pages d’enquête (qui, comme son sujet, sait rester pudique) sur les intermittences du cœur de Godard, d’Anna Karina à Anne-Marie Miéville (plus qu’une actrice, elle a été associée de trente ans) en passant par Anne Wiazemsky (occasion d’un croisement réjouissant entre l’hypergaulliste Mauriac, le grand-père de la mariée, et l’un des grands amis de Daniel Cohn-Bendit !). En outre, le biographe a la curiosité d’aller au-delà de l’opacité entretenue par Godard lui-même, notamment sur son enfance. Or, assez banalement et comme en dépit de l’aspect antinostalgique de son œuvre, cet artiste ne se conçoit pas sans origine. En témoigne cette autoanalyse qui s’entend comme une sentence : « C’était comme dans une légende grecque, mes grands-parents étaient des dieux, mes parents étaient des demi-dieux, et moi, l’enfant, je n’étais qu’un humain. » (p. 33). On lira avec intérêt les premières pages pour y découvrir, tant que de besoin, le culte que la France des années 1940 pouvait vouer à Valéry, la fameuse Haute Société Protestante, et toute la sociologie d’une bourgeoisie qui tend vers l’exceptionnel plutôt que vers le balzacien qu’il est convenu de détester. C’est après que s’est produite cette brisure avec la famille, avant qu’il « entre en cinéphilie à la Cinémathèque de Langlois » (p. 679), comme, en effet, on entrait en religion.

 

On le sait, la sacralité du cinéma n’était pas, pour Godard, une formule de poseur, mais l’une des rares certitudes qui se laissent déduire de sa vie. C’est ce que montre Antoine de Baecque en détaillant les ressorts de l’ambition esthétique et technique qui n’ont jamais quitté Godard, la profondeur de son implication dans la fabrication d’un film et, bien sûr, la connaissance encyclopédique de celui qui fut d’abord un des tous premiers critiques de son époque. Mais surtout, à désirer le sacré, on tombe assez vite sur le blasphème ; et, sans doute plus que tout autre, celui qu’on pourrait appeler le cinéaste comme on appelle Shakespeare the Bard, Godard, parvenu à la maîtrise de tout son art en moins de dix ans, a commis les blasphèmes cinématographiques les plus ingénieux et les plus novateurs, jusqu’à détruire les idoles qu’il avait lui-même fait ériger, à commencer par la notion l’auteur. En moins de dix ans, celui qui était l’« aboutissement de l’auteurisme à la française » (p. 368) a renoncé à cette notion qu’il juge « réactionnaire » (p. 429) avec la dissolution inaboutie de son ego dans le groupe Dziga Vertov. Entre temps, Antoine de Baecque retrace avec intelligence les étapes de ce cheminement à la fois idiosyncratique et résolument historique. C’est ainsi que ce livre nous fait rencontrer tous les Godard — l’Américain, l’amant et le mari, le Parisien, le beau-père et la figure tutélaire de cinéastes qu’il a eu le courage de ne pas aimer en retour (ainsi de Scorcese), le Suisse, le révolutionnaire et le reclus, le Palestinien, le classique et l’avant-gardiste, le Chinois. Un dernier avatar qui a retenu mon attention, et que j’approfondirai dans le numéro 3 de la revue HUIS CLOS : le cinéaste historien, comme il le comprend lui-même : « Mon idée, super-ambitieuse, que Michelet n’a pas eue, même quand il finissait sa grandiose Histoire de France, c’est que l’histoire est là, seule, et que seul le cinéma peut la rendre visible. » (p. 674) Ou encore : « Que cherche le montage ? Un rapprochement de quelque chose de loin avec quelque chose de près, et surtout dans le temps… Mon idée, de médecin de campagne du cinéma, c’était qu’un des buts du cinéma était d’inventer ou de découvrir le montage pour pouvoir faire de l’histoire. » (p. 681)

 

Il fallait bien cette somme, surtout depuis sa mort, pour comprendre toute l’amplitude de ce qui fut une trouée sans pareille dans le cinéma et dans l’art en général. Si je me doute bien que ceux qui se sont ennuyés devant Le Mépris ne liront pas tout cela, j’ai quand même l’espoir qu’ils se réconcilieront avec ce jugement d’Aragon à la sortie du même film, qui ne me semble plus discutable une fois le livre refermé : « Tiens, on demandait du génie, eh bien, le voilà le génie. » (p. 247)

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