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Sunn O))), aspiration au rite dans l’abstraction sonore

19 avril 2024

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           La gestuelle des artistes est particulièrement laconique ; ils viennent sur scène et un signe unique de quatre ou cinq secondes est adressé à l’audience, des cornes du diables des plus classiques, appuyées, insistantes. On sent beaucoup de sincérité dans ce geste vague. Le deuxième membre du duo se contente de deux poings levés, tenus haut longuement, face au public. Ceux qui ont été un peu observateurs ont remarqué une installation inhabituelle, très sobre à sa manière : 18 amplis, deux guitares. Le mutisme de ce prologue a quelque chose de parfait ; on comprend que des mots risqueraient de gâter quelque chose dans la tendre solennité des musiciens.

        L’accoutrement des deux guitaristes en a fait sourire quelques-uns ; cette longue robe sombre de moine bulgare, un capuchon long et pointu confèrent un hiératisme druidique à ces deux figures silencieuses. Mais les types de Sunn O))) viennent du métal et il ne faut pas oublier qu’il s’agit là du canal par où tous les vices du prog-rock se sont perpétués dans les générations actuelles, et parmi ces vices on compte une absence totale de gêne ou de sens du ridicule dans l’utilisation puérile du folklore, dans l’emploi au premier degré des éléments de la fantasy sur des corps issus du salariat.

       On voit beaucoup de groupes de métal invoquer comme ça des fantasmes d’épopées médiévales, des aventures mythologiques dignes de Siegfried. Cependant lorsqu’on tente d’investir une époque aride de toute la gravité viscérale du passé, il existe tout de même des troisièmes voies qui ne vous obligent pas à une évasion pure et simple dans l’imaginaire. C’est dans un compromis de ce genre que se situe plus ou moins Sunn O))) ; porter des robes de moines, dans le monde de la néo-prog, c’est un appareil d’accessoires assez minimaliste, et les gens qui ricanent ne se doutent pas des niveaux d’absurdité effarants qu’atteint pourtant si régulièrement le gandinisme des brutes. La garde-robe de Sunn O))) est peut-être issue d’un Moyen Âge influencé par l’heroic fantasy, mais la démarche semble avant tout païenne, comme si les deux musiciens présidaient à une cérémonie, un culte de mystères qui réclamait un peu de forme.

 

        Bientôt c’est un séisme ininterrompu d'une heure et demie qui s’abat sur la salle. Une dissonance parfaite, raffinée, sur les vingt ans d’existence du groupe. On croirait entendre une étoile torturée, hurlant sous le coup de centaines de blessures.

        Les déflagrations sonores sont si massives, si épaisses, presque palpables ; on a l’impression de les sentir rayant, fissurant les parois des trois dimensions. Cette avalanche de grincements, comme une main magnétique froissant la foudre en continu, ne connaît pas la fin abrupte et rapide du tonnerre, elle le prolonge comme une agonie éternelle.

       Cet orage de saturation semble se déployer avec l’arrière-pensée d’initier une crise spatio-temporelle, de casser le réel. Et tandis qu’on voit les deux mages torturer leurs Les Paul, une brume profuse se répand sur la scène et sur le public. La fumée lacérée par des lames de lumière mobiles, formant comme des azulejos de brume affolée, donne à voir un motif en permanente évolution.

       Sous ces vagues d’encens inodore, se poursuit le déferlement d'ondes acérées, comme une broyeuse pour le temps. Des échos granuleux s'entrechoquent, générant dans leur destruction de nouveaux nimbus hurlants, des éruptions abondantes, comme un hallier d'acier épineux.

       Un torrent, comme une lave organique. On a le sentiment que ce sont les éléments d’Anaxagore qui sont invoqués, les formes titanesques et éternelles du cosmos. Ce déchirement de stridences convulsives ouvre sa propre cellule temporelle préservée de la mort, comme les nuits d’Éleusis qui vous attendaient plus tard dans l’infra-monde.

     À moins qu’il s’agisse d’artéfacts irradiés qu'on écartèle en phonorragies tsunamiques, d’adhésions primordiales arrachées violemment par la main prométhéenne du surfeur de décombres. Les anciennes alliances cosmiques sont réveillées et fragilisées tout à la fois dans cette électricité ruminante qui bouille et fermente.

 

           En effet, 18 amplis, deux guitares cela implique une puissance de son très rare qui bat le corps comme une enclume ; on est presque surpris de ne pas voir une fissure se creuser dans le toit de la salle et de ne pas sentir les matériaux du bâtiment s’effritant sur nos têtes, les vibrations muer en microfractures au fond des os. Et il est bien compliqué de ne pas entrer dans la métaphore, car non seulement c’est atonal, mais ça n’a même pas de rythme, comme un ambient de discorde. Les sensations ainsi générées sont puissantes et vagues, appellent à un répertoire d’images d’une violence proportionnelle à leur brutalité. On a même envie d’appeler les artistes sculpteurs de bruit plutôt que musiciens, comme des cyclopes travaillant les fréquences au burin ; cela relève plus de la forge d’Héphaïstos fondants les âmes du Tartare dans un creuset diamantin, que des muses aux rêves melliflus.

 

        Oreilles ankylosées de fin de concert ; on sent dans sa chair une impression durable. Les yeux s’attardent sur le curieux mélange de hipsters et de métalleux ici présent ; ces derniers sont si généreux dans leur réaction. Cette fois-ci il n’y avait pas de rythme, alors au lieu de se rentrer dedans et de se torcher, ils se sont convulsés, imitant du mieux qu’ils pouvaient les possessions bibliques, espérant vaguement toucher la transe en imitant la transe. La conclusion est toujours la même, encore plus forte en cette soirée ; pour toute son immense puissance d’évocation, c’est bien là tout ce que cet art peut faire, évoquer. Quel écho tout cela peut-il trouver dans les mêmes corps affamés de sensations, d’expériences qui n’existent pas, les corps désincarnés des gens qui vont à des concerts.

      On vient chercher à cette soirée ce qui manque au quotidien, on n’y trouve que des métaphores ; le spectateur rentre chez lui avec l’encombrante responsabilité de transformer de puissantes impressions en action littérales et symboliques, dans une vie urbaine qui s’y prête si peu.

Photographie de l’auteur, Élysée-Montmartre, 6 avril 2024.

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