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Salade grecque : le génie de Klapisch ne s’estompe pas

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26 août 2023

La trilogie entamée par L’Auberge espagnole (2002) avait marqué toute une génération d’Européens en décrivant avec acuité ce qu’ils vivaient à travers les programmes d’échanges universitaires qui devaient faire entrer l’Union Européenne dans leur ADN. On voyait des jeunes affamés de vie se chercher une identité et un absolu tout en se créant une famille adoptive, selon l’esprit de camaraderie et de vivre ensemble qu’une colocation implique. Le programme Erasmus avait fait se sédimenter les croyances d’une génération optimiste, athée, libre, libérale, qui jouissait pour la première fois du droit au voyage de masse. Les échanges universitaires sont comme chacun sait un prétexte pour vivre à l’étranger. L’appartenance devenait continentale, les bébés-Erasmus naissaient par milliers et les amitiés dépassaient les frontières des États. Salade grecque raconte la jeunesse de deux de ces bébés, Tom (Aliocha Schneider) et Mia (Megan Northam). Elle propose avec brio une définition du progressisme à la sauce 2020’s.

Tom et Mia sont nés des amours du personnage principal de la trilogie de Klapisch (Romain Duris) et de Wendy (Kelly Reilly), sa colocataire à Barcelone pendant son année d’échange universitaire. Ils héritent de leur grand-père maternel d’un immeuble en Grèce, où Mia entame des études de sciences politique. Tom est un garçon aussi intelligent que crispé, a fait des études d’élite à New York où il a rencontré une certaine Lily (Aggy K. Adams) dont on ne précise pas la nationalité, elle n’est cependant pas française. Ils ont pour coutume de converser en mélangeant les langues, signe de réussite du projet européen par-delà les frontières et les générations. Ils ont fait du comportement linguistique de leurs parents leur réflexe naturel. Tom et Lily n’ont pas trouvé de financement intéressant pour leur projet de start-up écologique, qui leur tient réellement à cœur, et comptent ainsi sur la vente de l’appartement.

Mia est une jeune fille bourrue, négligée, tatouée, une tête brûlée sûre d’elle-même. Pendant ce temps, on découvre que Mia a abandonné les études et vit dans le squat que tient une association d’aide aux migrants/réfugiés. Elle avait auparavant brièvement séjourné chez Tobias, personnage de L’Auberge espagnole, ami de ses parents, avant de coucher avec lui. Elle travaille dans un bar pour financer la vie très frugale qu’elle mène ; elle se fait passer pour une fille d’agriculteurs alors que ses parents sont des écrivains fortunés au train de vie confortable. Elle est tombée sous le charme du leader informel de l’organisation, le charismatique Kristos (Dimitris Kitsos) dont la noirceur du regard transparaît.

Le cœur de l’intrigue commence lorsque Tom se fait passer pour un colocataire potentiel et temporaire dans l’une des chambres d’infortune de l’immeuble qu’il possède avec sa sœur. Il s’intègre, comme son père plus de vingt ans auparavant, à une colocation alors qu’il est habitué à un cadre confortable, intimiste et luxueux. Sa petite amie Lily est l’incarnation du monde qui a fait des idéaux portés par les personnages de L’Auberge espagnole un prétexte pour s’enrichir — ce phénomène a donné les expressions greenwashing ou pinkwashing — sans la moindre limite morale. Elle est conventionnelle, élégante, réservée, polie, attachée aux apparences et au prestige et s’attend à une vie luxueuse et réussie où son couple est aussi une entreprise : on a affaire à des life partners, non à des amoureux. Tom s’est perdu en se laissant manipuler par les grandes institutions, les forces du marché qui ont récupéré le progressisme.

Tom s’intègre tant bien que mal à son nouvel environnement où il évolue aux côtés d’un colosse croate archéologue, d’un Italien bedonnant sur l’activité duquel on ne s’attarde pas, d’un jeune garçon à tout faire français, d’une professeur de yoga et prostituée virtuelle d’Europe centrale et d’un DJ transsexuel franco-burundais. Ce groupe hétérogène évoluait déjà avec une relative harmonie avant l’arrivée de Tom.

Par rapport à la jeunesse du père, on remarque un accommodement encore plus grand pour le manque de confort, l’insalubrité, le manque d’intimité et la dégradation générale du niveau de vie. La régression de l’hygiène est aussi visible, car Mia est un personnage symptomatique d’une esthétique d’extrême-gauche non plus fraiche et entraînante, mais d’une crasse flagrante qu’on appelle schlag en France. Le petit tatouage de Mia sur l’avant-bras révèle son appartenance symbolique à cet univers (il s’accompagne en général du refus de l’épilation).

Les différences entre les deux personnages illustrent très bien la différence entre deux générations. Les millenials sont les derniers des occidentaux à travailler, vouloir travailler, être ambitieux, croire en certaines institutions, à ne pas rejeter les études où on apprend des slides et des tableurs qui mèneront à des carrières de secrétaire de luxe. Les zoomers, eux, sont beaucoup plus rebelles, ont compris beaucoup plus tôt que les autres la chute inévitable des niveaux de vie en Europe, l’inflation des diplômes, l’exploitation par les stages et l’anomie engendrée par un monde du travail où on compile des données.

L’intrigue est assez absurde et la vente de l’immeuble est sans cesse retardée pour des raisons paperassières jusqu’au moment où les migrants/réfugiés migrent dans l’immeuble que possèdent les deux personnages principaux lorsque les locaux de l’association sont incendiés. Tom se lie petit à petit avec des extra-européens qu’il apprend à humaniser et accepter au fur et à mesure que ceux-ci s’intègrent dans le groupe. C’est à ce moment que Tom est visité par sa petite amie Lily. Elle sert de contraste à l’intrigue car n’a que faire du sort des réfugiés ou du projet associatif de Mia : elle a pour but d’intégrer un certain Josh (Matt Mella) à leur start-up en échange du tiers des parts sociales de l’entreprise. Ce Josh met Tom mal à l’aise : il est l’incarnation de la superficialité, il a une musculature surdéveloppée, un ton vaseux, est bien né et a réussi à revendre au prix fort une entreprise qu’il a fondée dans sa vingtaine. Il incarne une idée importante, la trahison de l’idéal progressiste par les forces de prédation qui reproduisent les lois animales chez les humains, selon un mode non pas rétrograde mais proprement régressif. On apprendra très vite que Josh couche avec Lily longtemps avant que cette-dernière ne quitte Tom. La princesse crispée et élégante, l’héroïne de Disney révèle son vrai visage : elle est aux antipodes de Mia que la série érige petit à petit en modèle de féminité nouvelle, celle qui ne craint pas d’explorer le monde, et les personnes. La première est peureuse, averse au risque, vénale, réservée, policée, hygiéniste mais surtout apathique tandis que la seconde est courageuse, capable de s’exposer au danger, rebelle, négligée mais avant tout altruiste.

Le couple de Josh et Lily incarne une forme d’eugénisme général (qu’on comprend mieux si on lit Gary Becker ou son exégète Dominique Strauss-Kahn) : géométrie du visage, grande taille, masse musculaire très développée, quotient intellectuel très élevés, CV d’élite, réseaux d’excellence. Ils formeraient une nouvelle espèce d’humanoïde faite pour les réseaux sociaux (on découvre Josh à travers son profil Instagram) : on dirait qu’ils sont trop parfaits pour être réels, et ils vivent dans des endroits si paradisiaques qu’ils paraissent générés par une intelligence artificielle. Ces privilégiés eugénistes incarnent le contraire de ce que vivent les personnages que l’intrigue nous invite à chérir, car ils se plaignent à plusieurs reprises de la crasse, des tags, de la pauvreté, de l’insécurité et de l’insalubrité générale à Athènes mais aussi celle qui concerne plus directement l’immeuble que possèdent Tom et Mia. Les millenials et les Gen Z que représentent nos deux personnages se cherchent des idéaux dans un monde beaucoup plus rude que celui de leurs parents.

L’angoisse les frappe, l’optimisme les fuit, la crise économique devient une réalité permanente, les actifs se déprécient tout en étant de moins en moins accessibles, l’insécurité plane, les inégalités sociales explosent, l’écologie, l’immigration, l’intelligence artificielle et récemment la guerre représentent la nouvelle donnée. L’optimisme d’une génération d’Européens qui avait pour rôle devant l’Histoire de créer une nouvelle identité continentale a laissé place à une forme de désespoir. Les natalités hellène et italienne sont le pur symptôme de ces tendances, les Européens de l’âge de Tom ne croient pas que l’avenir de leurs enfants puisse être meilleur que le leur. Cette génération est par conséquent beaucoup plus sauvage, beaucoup moins effrayée par le risque et surtout forcée de s’adapter aux réalités nouvelles. Les différentes professions exercées par les nouveaux amis de Tom le montrent bien. L’un arnaque les touristes allemands, vache à lait des pays de l’Europe du Sud. L’autre vend des cours de yoga le jour sur le toit de l’immeuble à des personnes plus fortunées (mais surtout très angoissées ) avant de se dénuder la nuit sur internet, moyennant finance de la nouvelle légion d’hommes vierges qui déferle en Occident comme hier en Orient. Progressistes ou pas, nos protagonistes sont tous très réalistes quant aux transferts d’argent. Rien ne leur interdira de survivre comme rien n’a interdit à leurs parents de vivre. L’idéal européen est désormais un idéal de dénuement.

Si les différences de générations sont avant tout économiques, hygiéniques et esthétiques, la morale ayant cours n’a pas véritablement changé. L’osmose gouvernant les rapports humains et la vie en communauté est strictement la même. Il y a un partage des tâches total, une volonté de ne pas imposer sa vie aux autres, à ne conserver qu’une part relativement minime de son intimité car on n’a pas grand-chose à cacher. Il existe une forte complicité entre les membres de la collocation, chose qui rappelle le mieux l’ambiance de L’Auberge espagnole. Il n’est pas souvent question des finances des uns et des autres : l’argent dans cette série n’existe pas réellement, il s’est contenté de servir de prétexte à l’histoire. L’argent comme prétexte, c’est l’histoire du programme Erasmus : cette bourse que plusieurs générations ont perçue a permis l’éclosion du progressisme. Salade grecque n’étant pas strictement l’ode au programme d’échanges qu’était L’Auberge espagnole, on nous dit que l’argent n’a d’intérêt que lorsqu’il crée des liens de façon indirecte, invisible. Cela dit, Tom et Mia ont pour la majeure partie de l’intrigue relativement honte de leur statut social et de leur fortune. Mia se fait passer pour une paysanne française auprès des membres de son association : elle craint le rejet de ses camarades grecs, mais pas de quitter le confort de son adolescence, ni de travailler comme serveuse ou de vivre dans un squat. L’argent est un mirage qu’on veut dépasser, on en garde une conception adolescente. Tout argent est un argent de poche, même lorsqu’il s’agir d’un héritage conséquent.

Lors des fêtes de fin d’année, Tom et Mia rentrent en France pour célébrer la nouvelle année en compagnie de leur famille élargie. On retrouve les membres historiques de la trilogie de Klapisch ; on voit que ceux-ci ont fait ce qu’ils s’étaient promis, c’est à dire réinventer tous les liens humains. La famille élargie est la colocation, la famille nucléaire temporaire correspond aux amours qui y naissent ou qu’on a vécues dans son sillage, dans un pays étranger, dans plusieurs pays, entre plusieurs pays, dans un monde assez développé pour que chacun puisse vivre son rêve, et réussir dans sa propre voie, dans l’une des voies royales que le capitalisme dominé par l’Occident peut offrir.

À table, on ne juge pas, on tolère, on est bienveillant, on accepte tant bien que mal les particularités culturelles nationales tout en conspuant le Brexit, on mélange les langues et on donne l’impression de connaître tous les recoins du monde blanc, car l’esprit progressiste occidental aurait pu s’étendre jusqu’en Russie s’il n’avait pas été trahi par les forces d’argent et de prédation. Les différentes formes d’amour sont représentées, mises en avant, respectées : la première génération d’Erasmus exhorte la seconde à faire confiance à l’avenir, car tout est possible, y compris recourir à la gestation pour autrui. Surtout, le progressisme des parents ne les a pas empêchés de s’embourgeoiser, de réussir, d’adopter des plans patrimoniaux dignes des baby boomers, ou encore d’exercer une légère pression scolaire sur leurs enfants, qu’ils traitent davantage comme des amis plus jeunes. Le progressisme n’a pas été qu’une phase transitoire, le progressisme n’est pas une forme de post-matérialisme, mais au contraire une façon de vivre courageuse qui invite chacun à créer sa propre identité, à s’affirmer en dehors de toute institution, à dépasser les coutumes locales ou nationales, à penser à l’avenir de la planète, au droit des minorités opprimées, aux sexualités moins représentées que l’hétérosexualité, mais aussi et surtout d’avoir le droit d’embrasser son esthétique propre.

Le progressisme de la génération Erasmus fut continental. Le progressisme des 2020’s sera mondial.

Dans la trilogie de Klapisch, les personnages sont dans leur quasi-intégralité issus du monde blanc. Les rares autres ont une fonction d’appui, voire de décor. Dans Salade grecque, des personnages extra-occidentaux jouent un rôle majeur. On les humanise, leur donne le droit à une individualité, leur offre une foi en l’avenir, une émancipation, la liberté de définir leur identité telle qu’ils ne pourraient pas le faire ailleurs. Le personnage de Noam est fondamental car il concentre la différence entre Salade grecque et la trilogie de L’Auberge espagnole. D’abord, il est un Franco-burundais, ensuite il est transsexuel, enfin il a un talent. C’est un métis, né d’un père français à la stature militaire, au tempérament vindicatif, au comportement intolérant qui n’a jamais supporté sa transition, comme personne au Burundi, mis à part son frère qui ne l’a jamais soutenu avant son exil. Il a fui le Burundi malgré le confort tiré de la fortune paternelle, malgré son statut social : il a préféré mener vie en cohérence avec son identité aculturelle plutôt que de jouir de privilèges sociaux. Il entame une histoire d’amour avec Mia, lui livre ses émotions, se confie à elle, la protège, lui parle en détail de sa transition. De plus, il fait découvrir la culture des minorités sexuelles à Mia, celle des festivals où, comme par magie, Noam peut s’illustrer avec talent. Il est artiste, et c’est l’Occident mettant en avant l’art comme un phénomène religieux qui fera de lui son enfant chéri. Noam meurt à la suite d’un accident, sur le toit de l’immeuble, devant Mia, dans une soirée alcoolisée : ce genre d’accidents existe dans la jeunesse schlag à cause d’une drogue, la MDMA, qui fait souvent les jeunes mourir des suites d’une chute. La mort de Noam conduit le groupe à se battre pour récupérer ses cendres, puis à donner à sa mort une dimension rituelle, il fut répandu dans la mer où tous ses amis, tous ses colocataires, sa vraie famille se baignèrent. Avec Noam, les transsexuels (minorité sexuelle historiquement exclue de la représentation artistique) comme les non-européens sont intégrés dans le champs du progressisme — la religion qui invite chacun à créer ses propres rites en plus de sa propre sacralité. La présence de personnages transsexuels dans la fiction est un pas supplémentaire vers la normalisation de ce phénomène ; on a désormais transsexuels des champions de sport, des transsexuels reines de beautés et des transsexuelles égéries de grandes marques.

Le changement progressif d’attitude de Tom à l’égard des réfugiés illustre le dessein de l’auteur, montrer leur possible assimilation. D’abord, Tom prend les réfugiés avec dédain, pense qu’on ne peut pas les aider, qu’ils sont illettrés avant de comprendre, par magie, que certains sont des intellectuels diplômés venant de civilisations fines, qui ne demandent qu’à exister en Europe. Il se rapproche petit à petit d’une réfugiée syrienne dont il a sauvé le frère et aidé à retrouver la mère dans un camp de migrants gardé par la police. Il l’aide d’ailleurs à créer sa propre entreprise en contactant des investisseurs qu’il avait rencontré pendant ses études. De façon générale, on voit qu’il a trouvé sa place dans le chaos, dans le désordre. Il aurait acquis des compétences pour se sentir utile, pour aider ceux qui pourraient façonner l’Europe de demain. Le personnage de Reem (Reham Alkassar) permettant d’ajouter une dimension universaliste au féminisme, elle qui voulait empêcher son frère de chercher un amour voué à l’échec abandonne son mariage de raison avec un Syrien pour aimer Tom. En Europe, les femmes auraient le choix, selon ses mots. Entrepreneuse libre de s’éprendre de qui elle l’entend, voilà une vraie femme européenne. L’esprit européen n’est pas une histoire, pas une couleur de peau, pas un schéma culturel mais avant tout la religion progressiste. Il est d’ailleurs question, dans la série, de la guerre en Ukraine. On peut faire le parallèle entre la préparation à l’intégration de l’Ukraine dans le système institutionnel supra-étatique occidental avec les éléments expliqués plus tôt. Depuis le 24 février 2022, l’Ukraine a nommé un transsexuel américain parmi les porte-paroles de son armée, légalisé la pornographie, et son président a jeté les bases d’une future légalisation du mariage homosexuel. Ukraine is Europe, comme on l’entend dans les manifestations jaunes et bleues.

Le message de la série peut s’analyser à travers l’évolution du personnage de Tom. Diplômé en commerce et en finance, entrepreneur, héritier d’un bien immobilier, épris d’une femme bien née, il finit débarrassé d’un actif qu’il ne peut vendre qu’au prix symbolique, amoureux d’une réfugiée qu’il a côtoyée dans une colocation d’infortune. La fameuse sobriété n’est pas une contrainte ; en Europe, elle est maintenant un choix. Klapisch avait compris très tôt l’éclosion d’un sentiment européen progressiste capté par le pays légal et ses institutions opulentes ; il a parfaitement compris et mis en scène la transformation de cet idéal continental.

Salade grecque : © Cédric Klapisch, © Prime Video.

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