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Réflexions sur

Le Masque de la mort rouge

d’Edgar Allan Poe

21 novembre 2023

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Ce qu’il y a de dépaysant pour le regard contemporain dans les quelques pages de cette œuvre, c’est en partie leur absence totale de tension. La chose est surtout racontée comme la chronique d’une fête chez un prince excentrique ; son dénouement brutal survient sans que rien ne l’ait annoncé, comme quelque chose qui n’est pas vraiment la conséquence des événements qui le précèdent. On soutiendra peut-être que le contexte de la fête en question, celui d’une grave épidémie à l’extérieur du château, sous-entendait une fin tragique, cependant le Décaméron possédait une toile de fond tout à fait similaire (de riches jeunes gens s’isolent de la grande peste pour laisser libre cours à leur soif de vie) sans qu’une conclusion de ce genre ne vienne clore leur longue partie de campagne. Et de fait, la Mort Rouge s’invitant comme elle le fait à la fin des festivités n’est clairement pas dans le thème du reste du récit, elle est comme hors sujet. Mais c’est précisément ce qui passerait aujourd’hui pour une maladresse narrative qui confère à cette nouvelle une partie de sa puissance.

 

Oui, la plume de Poe s’attarde plus longtemps sur les choix décoratifs du prince Prospero, l’ambiance qu’il construit. Il est question de couleurs, d’ornements visuels et sonores, de lumière et de perspectives. Le prince a mis tout son génie à assembler des harmonies intenses, les convives font tous les efforts du monde pour se rendre eux-mêmes aussi fantasmagoriques que possible. « To and fro in the seven chambers there stalked, in fact, a multitude of dreams » : tout ce qui pourrait dissoner ne fait qu’enrichir l’accord gigantesque d’une centaine de costumes fantasques.

L’angoisse et la mélancolie tiennent une place structurelle dans les amusements du prince. C’est par une tonalité mystérieuse et mystique ajustée pour résonner à la soixantième minute de chaque heure, que la contemplation, qu’un certain vertige s’invitent, interrompant toutes les activités pour quelques secondes de panique. L’horloge qui produit ce son imaginaire offrirait presqu’une idée bouddhique du néant ; c’est la beauté, la joie même dans son degré le plus élevé qui suscite l’effroi : elles appuient comme par automatisme le contraste avec l’horizon temporel lointain qui n’oppose à la gaité qu’un vide sans écho. Ce bruit est l’occasion d’une seconde sublime de rancune cosmique, c’est un concentré d’élégie, c’est-à-dire une forme de domestication du temps, une domestication de la mort, un néant à dose homéopathique, dont on aurait amputé toute notion de vertige. On se sert de l’effroi de cette cloche pour rythmer la vie, lui donner une cadence ; l’angoisse s’entremêle au plaisir comme un lierre, comme un fil mystérieux dans un brocard. La mort est donc elle-même devenue une donnée esthétique, une note et un pigment dans l’œuvre de Prospéro, elle est « harmonisée ».

Et l’on pourrait tout aussi bien parler de la salle noire aux lampes rouges, qui sert d’épice douloureuse aux danseurs, à ceux qui trouvent stimulant de parer leur personne et leurs amis d’éclats crépusculaires et des teintes glauques que l’on réserve au deuil.

 

Mais ce n’est justement pas ainsi que la véritable mort fait son entrée, de la manière dont on l’invitait à nous rejoindre. La logique aurait voulu qu’elle se glisse dans les festivités, s’unisse à elle sans causer de déséquilibre, comme une allégorie d’une nature plus simple. Mais justement elle n’arrive pas de cette manière : elle arrive comme une faute de goût, la première de toute la soirée. Toutes les préparations de la métaphysique et de la mélancolie ne vous sauvent pas de cette profonde surprise : la mort comme évidence immédiate. Parce que, non seulement elle n’a pas de manières ou de tact : elle n’a même pas d’imagination. Au milieu de tous ces rêves incarnés, la mort apparaît comme une non-initiée, une barbare littérale et tautologique, venue au bal masqué avec le seul déguisement qui n’aura demandé aucune inspiration, qui ne dénote aucune originalité.

Déguisée en l’un des nombreux pestiférés qui agonisent dehors, elle scandalise les convives bien avant de les étreindre. Ce n’est pas seulement qu’elle soit transclasse comme tous les moralistes de l’histoire nous le réexpliquent sempiternellement ; elle invoque aussi une autre dimension phénoménologique dans laquelle il n’y a pas de jeu possible, celle d’un passage hideux de sujet à objet qui se dispense de toute contribution mentale du « je ». Peu importe la quantité de temps que vous passez à l’emprisonner dans vos arabesques, à l’apprivoiser dans vos danses, la mort n’épouse pas : elle corrompt ; elle ne séduit pas : elle viole.

Et la chair, dépouillée brutalement de tous ses rêves ne peut la comprendre que comme une idée pauvre devenant soudain le noyau final de l’existence.

 

La mort refusant de se soumettre à l’esthétique, ne pouvant rejoindre une quelconque harmonie sans la défigurer, c’est là une notion qui préfigure de bien des manières l’art baudelairien. On a trop souvent voulu réduire ce tournant du dix-neuvième siècle comme ayant invité l’immoralité dans le Beau, dans l’Art en général ; en vérité il y a surtout invité la Laideur, une laideur triomphante qui est au moins libre de prendre la beauté comme victime. L’artiste est libre de prendre autant de plaisir à la destruction du Beau qu’à sa genèse, du moment qu’il a ramené la chair de celui qui regarde à cette dimension où l’évasion n’est plus une possibilité. Plus un simple choreute de la Beauté, donc, mais un ambassadeur de la mort.

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