Je me demande d’où m’est venue l’idée d’une nouvelle dont la scène est manifestement un paysage de désolation multipliée — la fin de l’histoire, la fin de l’université, la fin du cinéma…
Depuis le début de la revue, je travaille sur des situations limites dans deux disciplines (ou deux arts, comme on voudra) : l’histoire, et le cinéma. J’espère que les lecteurs arriveront à percevoir comme moi leur imbrication.
Dans les deux premiers numéros, qu’il s’agisse du journal intime de Spengler que j’ai traduit, ou de son grand Déclin que j’ai présenté avec un angle particulier — le problème moral que serait une histoire intelligible et prévisible, donc une histoire sans liberté — j’ai voulu montrer davantage qu’un historien au travail. Il y a chez lui comme une intoxication : une immersion livresque continue, une imagination sans cesse à l’œuvre, pour qu’à la fin l’histoire, d’objet ou de discipline, s’empare complètement de l’auteur, et le possède. Tel un artiste, toute sa personne y passe. Spengler fait de l’histoire comme d’autres chantent, peignent… ou filment.
Au numéro 3, je suis donc passé au cinéma et comme je n’avais ni le désir, ni les moyens de faire de la « critique » j’en ai parlé naturellement, mais ce naturel avait un ton d’historien. C’est ainsi que je me suis pris au jeu d’une étude du psychisme d’un segment social (les jeunes hommes déclassés en Occident) en visionnant les films faits pour eux spécifiquement. Ce n’est pas le plus méritoire, pas même le plus intéressant des cinémas ; c’est médiocre, convenu, plein de lourdeurs ; c’est donc d’une efficacité formidable, et surtout cela correspond bien à l’histoire la plus contemporaine, à ce qui se passe : vulgarité morale, didactisme cognitif, injonctions morales. Ce genre-là de cinéma, que j’ai appelé le cinéma romantique, constitue un cas limite du 7e art : que devient le cinéma s’il se fait si odieusement flatteur ? Qu’est-ce qu’un cinéma « identitaire » ? Peut-on encore parler d’art dans ces conditions ?
Dans le numéro 4, à l’inverse, je me suis désintéressé de la réception chez le spectateur pour me concentrer sur l’idiosyncrasie et l’intériorité d’un auteur (au sens de la vieille critique française) américain, Charlie Kaufman. Son problème à lui se conçoit comme l’inverse de celui du problème romantique : ce qu’il montre n’est pas assimilable, on ne peut s’y identifier, et son œuvre n’a d’intérêt qu’à condition pour nous d’entrer dans sa solitude et de le suivre dans la mise en scène de sa propre créativité. Autre cas limite : est-ce encore du cinéma si le cinéaste, au lieu de me montrer quelque chose, met en scène le drame intérieur de sa nature d’artiste ? Qu’est-ce qu’un film dans lequel l’artiste et l’art sont le sujet et l’objet au lieu d’en être la cause et la conséquence ? Est-ce encore un film ? Peut-on le voir ?
C’est sur ces dernières questions que j’ai construit la nouvelle de ce numéro. Le texte raconte l’histoire — fictive — du dernier des cinéastes. J’ai pensé à Godard qui me passionne, mais, sans faire de spoiler, vous verrez en la lisant que ce Marcel Guérois s’en détache sous plusieurs aspects. C’est assurément de la SF, mais je propose une projection d’à peine trois décennies, en terrain familier (l’Ouest américain). Des lecteurs bienveillants m’ont déjà signalé l’influence de Bellanger, celle de Dantec… mais je pense que la première source d’inspiration reste Kojève, pour le problème de la fin de l’histoire, et pour son style en lumière blanche. J’espère que les lecteurs me comprendront mieux que cette brève auto-analyse n’essaie de le faire !
Merci pour votre présence et votre curiosité.
Photographie de Max Goldminc, Mayotte, 5.III.23.
Ce texte a été lu par Jean-Michel Leroy lors de la soirée de lancement de HUIS CLOS #5,
le vendredi 14 juin 2024, au Sorbon, rue des Écoles, à Paris.
La soirée prenait la forme de causeries avec les auteurs, qui présentaient
leurs contributions au numéro de printemps-été de la revue d’arts & d’idées.
Max Goldminc, retenu pour raisons professionnelles sur son île, a envoyé ce texte.