Engageant une nouvelle discussion avec cette préhistoire dont la pensée philosophique, quand elle ne l’a pas contournée, n’a su que faire, Philippe Grosos, qui n’en est pas à son premier essai pour avoir déjà publié plus d’un ouvrage sur la question*, remonte vers ce qui serait l’origine manquée de l’histoire de la philosophie.
Avant d’entrer dans le fond du propos, l’auteur aura pris soin de disputer le bien fondé d’un tel enfouissement. Il fallait en effet que la préhistoire soit introduite comme repère et même comme perspective de l’histoire de la philosophie. Quant à l’archéologie, science de la préhistoire, elle n’a pas été mieux traitée, dès lors qu’une figure aussi imposante que Foucault, en sollicitant le concept avec une fortune historiographique certaine, s’était livré au passage à une regrettable « métaphorisation » à laquelle correspond « un usage non moins métaphorique du concept de préhistoire » (Introduction).
L’auteur précise l’enjeu de son enquête : « faire se rejoindre préhistoire et philosophie, via les données issues de l’archéologie, d’une part, en étudiant ce qui s’est passé à partir du processus de néolithisation et, d’autre part, en se demandant si cela permet de rendre compte de la naissance, à l’époque hellénique, de la philosophie » (chap. I, Écriture et cosmologie). Car l’Antiquité hellénique n’est pas, pour lui, cet archê dont l’historiographie commune de la philosophie nous rebat les oreilles, mais bien plutôt une « ontologie depuis déjà si longtemps en place » et « l’aboutissement extrême du processus de néolithisation » (chap. I, L’art comme voie d’accès aux ontologies paléolithique et néolithique). Ce déplacement de la chronologie semble assez audacieux pour exciter la curiosité. L’auteur le justifie par une analyse attentive de l’art du Paléolithique récent et de celui du Néolithique ; dans l’un et l’autre se révèle un mode d’être au monde de l’homme. Dans l’art pariétal du Paléolithique récent (entre 42 000 – 11 000 avant le présent) les hommes se dépeignent au milieu des bêtes, dont l’anatomie est fidèlement reproduite en tenant compte de la diversité des espèces, tandis qu’ils se font d’une discrétion devenue mystérieuse pour nous, comme s’ils se pensaient « comme des vivants parmi les vivants » (chap. I, Les modes d’être de l’humain). C’est pourquoi l’on peut dire que les hommes avaient alors un mode d’être participatif. Mais, avec la néolithisation, l’homme qui représente les animaux en souligne les fonctions et leur rapport de sujétion à lui, qui affirme désormais sa présence — c’est l’institution d’un mode d’être présentiel. De minoritaire, la figure humaine est devenue majoritaire. Et parmi les milliers de figures humaines néolithiques recensées, l’auteur relève que plus de 95 % sont masculines, quand les représentations du Paléolithique récent étaient surtout féminines. C’est dans la transition d’une époque à l’autre que « l’humain devient le centre rayonnant de toute représentation, celui à partir duquel le reste du vivant prend sens » (ibid.). Pour autant, la philosophie n’est pas apparue il y a 11 000 ans. Que lui manquait-il ? L’écriture ? En retournant à Sumer qui, depuis l’ouvrage de Samuel Noah Kramer**, a la réputation d’être cette civilisation où tout a commencé, l’auteur montre que l’invention de l’écriture n’implique pas nécessairement celle de la philosophie. Sur la distinction entre ontologies participative et présentielle se superposent des nuances (comme l’ontologie présentielle post-participative) qui ne peuvent pas être exposées ici. C’est par elles que l’auteur peut rendre compte de la position paradoxale de la civilisation égyptienne dans ce problème des origines de l’histoire de la philosophie.
Ce n’est qu’en Grèce que la radicalisation de l’ontologie présentielle rendra possible la représentation de l’humain comme centre de l’univers symbolique. Mais de quel humain s’agit-il ? Avec Aristote, l’auteur montre que l’homme de la philosophie naissante est un sédentaire, et même un urbain, donc un sujet déterminé par un faisceau de causes qui se déploient dans la polis. De même pour Platon, dès lors que « l’épistémologie qu’il met en place vise à penser juste, et que cette justesse n’est pas dissociable d’une exigence de justice dont l’horizon ne consiste pas à se retirer du monde mais à l’organiser » (chap. II, Hommes entre eux) au point que, par-delà cet exemple fameux, philosopher, légiférer et diriger étaient toujours, pour les Grecs, étroitement liés. Cet homme urbain, qui intéresse la philosophie naissante, est pris dans un ensemble de rapports de forces qui vont se durcir à mesure que s’étend et se perfectionne la polis. D’où cette conception si peu universaliste de la citoyenneté qui nous émeut encore, et ses catégories qui semblent si rudes : citoyen, métèque, femme, esclave. Surgit enfin cette interrogation inquiète : cette première philosophie a-t-elle fait autre chose qu’entériner les rapports de force de cette société ?
Pour autant, Philippe Grosos ne cède pas aux facilités tautologiques, comme son enquête dépasse de loin l’inquisition anachronique (chap. III). Cette étude est l’occasion de saisir la philosophie en son origine, avec ces perspectives de la très longue durée qui ne méconnaissent ni la précision de l’analyse, ni la rigueur de la démonstration. On notera une réponse très stimulante aux développements de Foucault autour de la notion de parrhêsia***, l’impératif de dire-vrai, chez Platon et au-delà. L’un des nombreux mérites de cet essai dense est que l’auteur s’y livre à l’histoire, à l’archéologie et à la philosophie d’un même jet, sans léser aucune des trois disciplines. Pas un mélange des genres, donc, mais un beau travail soutenu par une méthode et une pensée novatrices.
* Voir, du même auteur : Signe et forme. Philosophie de l’art et art paléolithique, Paris, Cerf, 2017 ; Lucidité de l’art. Animaux et environnement dans l’art depuis le paléolithique supérieur, Paris, Cerf, 2020 ; Des profondeurs de nos cavernes – Préhistoire Art Philosophie, Paris, Cerf, 2021 ; La première image. L’art préhistorique, Rennes, PUR, 2023.
** L’histoire commence à Sumer (trad. de l'anglais), Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 1956
*** Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au collège de France, 1982-1983, Paris, Hautes Études – EHESS – Gallimard – Éd. du Seuil, 2008.
Le président du gouvernement Pedro Sánchez visite avec d’autres officiels la grotte d’Altamira (photographie officielle, 12 mars 2019)