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berlioz, ou le pari d’une musique illustrative

4 juin 2023

Pat G Thom, jazz is for ordinary people.png

Quand j’écris ces lignes, il y a plusieurs semaines qu’un musicien gagne son pari sur l’attention dispersée de ceux que son algorithme atteint. Je veux parler de berlioz, dont le nom est stylisé sans majuscule. Sur Instagram il s’est lui-même estampillé : #jazzhouse. berlioz illustre sa musique avec ces scènes de cinéma dont la capture est recadrée selon ce que permet strictement l’écran du téléphone. Sa musique se calque sur l’image, à moins que ce ne soit l’inverse ? car ces vignettes dépendent autant de l’une que de l’autre. Pour un musicien, l’image se prend ailleurs, elle est une citation ; des personnages fument, sourient et se regardent d’un air entendu ; la connivence se rejoue avec le destinataire de ces quelques secondes de montage, s’il reconnaît le film cité ; sinon, une légende sauvera la consommation : babe you’re not a seductive outlaw in 60s France / bro you’re not a mysterious detective in 60s France (Anna Karina / Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le fou (1965)). Les acteurs sont beaux et quel spectateur peut honnêtement distinguer le désir du cinéma de son désir général ? Instagram fait circuler ce désir dix fois plus vite, avec dix fois moins d’art.

 

Le son de berlioz semble familier dans la mesure où l’on en reconnaît les parties, et leur somme forme une totalité plaisante à l’oreille. La discographie de berlioz contient pour l’instant six morceaux. Le premier, nyc in 1940, reste classique ; on y trouve quelques mots répétés et modulés, un lick, des effets attendus ; mais son titre est sans rapport avec la musique, où l’on n’entend ni New York, ni 1940. Il réitère avec la danse, identique au précédent, sinon que les mots parlés le sont maintenant en français. On effleure à peine le jazz. Dans ce deuxième morceau, le saxophone reste timide. Vient en troisième miro qui se sert encore d’une voix parlée, plus longue, qui prend déjà le temps d’égréner des références : “Picasso, surrealism, cubism, Matisse”… Tout l’intérêt de ce morceau réside dans le rapport à un monde englouti, dont la citation doit suffire à le faire revivre. Vraiment ? Puis, avec deep in it, le quatrième morceau, l’intention de berlioz se précise. Le saxophone joue ces notes de la nuit urbaine qui signeraient le jazz si le synthétiseur et le beat n’abrutissaient pas l’auditeur de leur régularité. Une liberté avortée. Le cinquième et le plus remarquable morceau s’intitule jazz is for ordinary people. Titre au programme encourageant, sa structure est analogue à celle des précédents, mais le saxophone a regagné sa liberté. Le voilà qui s’envole pour de bon. Avec le sixième et dernier morceau, wash my sins away, berlioz régresse vers le fond sonore et s’éloigne du jazz qu’il avait effleuré.

 

De toute façon, la véritable œuvre de berlioz n’est pas dans sa musique, on la trouve sur Instagram. En dépit des remarques critiques qui précèdent, on peut dire que si sa structure se laisse décortiquer, la proposition achevée, faite d’extraits montés du cinéma et de sa musique, arrive à surprendre. berlioz n’a pourtant pas inventé la confrontation entre le jazz et un autre genre, ni même avec la house en particulier. L’hybridation — où la création culturelle trouve une inspiration permanente depuis l’éclatement de la notion de genre à la fin du vingtième siècle — monte d’un cran. Le jazz se mélange et se repaît du cinéma réduit et recadré. Il faut encore compter avec la répétition du reel. À force de le revoir, on ne sait plus qui, de la musique ou de l’image, cite l’autre. Il se joue devant nos sens happés une opération magique propre à la répétition. La confusion se dédouble : on ne sait plus ce qu’on perçoit en premier lieu, ni à quelle fin on le perçoit.

 

C’est que le pari de berlioz exécute, à distance du cinéma comme de la musique, tout autre chose : l’hypothèse d’une musique illustrative. Qu’il s’agisse d’un coup publicitaire ou du geste mimétique d’un créateur de son temps, berlioz s’inscrit dans l’appareil de production de ces vignettes conçues pour être reproduites, transmises et citées jusqu’à l’épuisement des jeux de mise en abyme et de l’ironie. Dans les légendes à ses montages, on retrouve cette stylisation sans majuscule ni point final, ponctuation nouvelle que choisissent la plupart des créateurs de contenu. S’agit-il d’une modestie ? Un décalage délibéré avec la ponctuation peut reproduire l’oralité, mais il trahit en même temps les intentions du locuteur de cette langue fabriquée : ce n’est pas l’écrit qu’il perpétue, mais son seul propos qu’il présente sous un jour séducteur. Et comme on ne sait pas encore ce qui, de l’oralité ou de l’écriture, prévaudra sur Internet au long-terme, il n’est pas étonnant que des créateurs d’image et de son préfèrent au texte une écriture travestie en propos murmurés. Sur un lieu d’images comme Instagram, le texte gêne. Car tout texte oblige : mots dans les phrases, phrases dans les paragraphes. Il suffit qu’une phrase soit écrite pour que le lecteur (ou, mieux, l’œil) en demande une deuxième. Mais l’œil quitterait l’image. Alors, pour ne pas exciter le désir du texte, on aime mieux le castrer, retrancher sa ponctuation et ses majuscules. Instagram doit faire entendre une autre musique, et faire voir une autre spatialisation. Mais berlioz ne contourne pas seulement le texte ; comme tous les créateurs situés dans ce contexte de production, il finit par contourner aussi bien la musique, dont le son synthétique est jeté en morceaux sur le réseau, que le cinéma, pour ses besoins recadré et réduit à une vibe. Où l’œuvre de berlioz diffère du clip qui n’est pas sans vertu artistique, c’est que tout, chez lui, est emprunt et synthèse : ainsi du jazz, du cinéma et même de la langue. En définitive, on regrette que, s’il persiste dans la musique de berlioz une impression de jazz, cela tienne au seul recours au saxophone, comme ses montages indiquent la direction du cinéma, sans le transmettre.  

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