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Supersex, l’œuvre masculiniste d’une féministe aux cheveux courts

26 mars 2024

            L’élection est un privilège dont on parle peu et ne débat pas, parce qu’on ne le mesure pas forcément de façon tangible. En Occident, on aime à croire que l’élection n’obéit qu’au critère social et sociologique, car l’existence précèderait l’essence. C’est ainsi qu’on ignore trop souvent d’autres formes d’élection. Étudions ici le cas d’une élection du fait d’un attribut physique et de la puissance qui l’accompagne.

 

            Supersex est une mini-série en sept épisodes, diffusée sur Netflix depuis mars 2024. Créée par Francesca Manieri, cette série est inspirée de la vie de l’acteur pornographique de légende Rocco Siffredi. Elle propose bien des leçons pour les jeunes garçons comme pour le reste de l’humanité. La série conte la vie tumultueuse d’un jeune garçon né dans l’Italie désœuvrée, et qui a conquis le monde avec son sexe. Comme les grandes fictions, elle est plus réaliste que la réalité ; elle donne à réfléchir sur quantités d’aspects en plus de séduire et de bercer par la richesse des décors, le jeu d’acteur crédible et la musique entraînante.

 

            On se doit de saluer la virtuosité des réalisateurs qui se sont écartés (volontairement ou pas) des normes ESG comme de la patte esthétique de Netflix faite de couleurs ambrées et de filtres futuristes agaçants pour l’œil. À cet égard, on peut comparer Supersex à une autre série, également italienne, Baby (Andrea De Sica & Anna Negri, 2018-2020). Cette proximité est celle des couleurs, des sons éthérés du shoegaze et des musiques agressives du rock et de la nouvelle pop, de l’ambiance latente aussi mortifère qu’intense : on voit dans le fond la couleur bien féminine du rose. Enfin, Supersex reproduit de façon plaisante certains panoramas du passé récent, comme la Californie des années 1990, le Paris des années 1980 ou encore l’Italie villageoise des années 1970.

 

            La série propose une réflexion sur l’élection en relatant la vie d’un homme béni d’un attribut unique et les vies d’autres hommes qui ne sont pas touchés par la grâce, ou pire, marqués du sceau de la malédiction. Rocco a deux frères affreusement banals, effacés, timides, couards ; un père droit, austère et taciturne ; ainsi qu’une mère aimante, fière, débordant d’amour pour ses enfants. Il a aussi et surtout un frère transformé en légume par les coups d’une bande de gitans, ainsi qu’un demi-frère à l’ascendance taboue, Tommaso.

 

            Celui-ci est un criminel énergique et craint. Il récompense sa famille adoptive de son amour filial par des billets verts que sa mère accepte, comme un signe de masculinité qu’elle valorise. Tommaso a une petite-amie, Lucia, la coqueluche de la ville d’Ortona, que tous les hommes et les garçons désirent. Dans toute la série traîne une opposition très fine entre le héros Rocco et son frère Tommaso. La différence majeure entre l’homme désapprouvé par le destin, par le désir féminin et par sa propre conscience d’un côté, et l’homme révéré par les femmes et la fortune, mais pas lui-même.

 

            Tommaso incarne la virilité humiliée. Il fait montre d’une masculinité pathologique où l’égo se nourrit de la honte qu’il renforce. Ces hommes machistes manifestent un décalage fort entre une introspection forte mais inavouée, un discours interne d’automutilation et de refoulement, une dégradation permanente de soi par un excès de substances. Chez ces hommes, la violence physique imprévisible obéit à une nécessité de maintenir une illusion, un décalage entre la force de l’homme dans son rôle social et matériel d’une part, et une faiblesse psychique de l’autre. Il réfléchit en permanence — il est pensif, maussade, cache son introspection par des remarques laconiques ou des éructations égotiques primitives. Ainsi, l’homme réprouvé par sa propre conscience, par le destin et par les femmes est un homme à la nature introspective niée par une obligation auto-imposée de puissance. Le ressentiment social dont fait preuve Tommaso à maintes reprises exagère sa laideur. La susceptibilité et l’hésitation Tommaso sont les preuves de sa masculinité incomplète.

 

            Cette masculinité pathologique traite les femmes selon une ambivalence malsaine, honnie par les femmes elles-mêmes : le jugement moral oscillatoire. Des femmes vues comme des princesses, idéalisées comme telles, deviennent des putes selon l’hésitation entre le rôle à assigner à chaque femme, entre la maman qui soignera ses maux et donnera vie à ses enfants et la putain qui servira à expier les émotions négatives. Tomasso refuse de trancher. Il a fait de Lucia dont il sera épris jusqu’au bout tour à tour une maman et une putain. Tomasso est l’anti-modèle absolu. Du jeune gangster plein de vie, il devient un malfrat incontrôlable, faux seigneur, et misogyne nauséeux car misogyne amoureux qui a échoué à tuer en lui l’idéalisation mièvre des femmes. La série nous indique qu’un homme ne doit ni ruminer ni hésiter, encore moins se compromettre ou vivre dans un monde imaginaire auto-généré. On comprend à la fin de la série que la honte de Tommasso est générée par une malédiction originelle : Shame is the ultimate killer of men.

 

            Rocco est le contraire de son frère ; il concentre l’absence totale d’introspection, la bénédiction du destin comme de la nature, mais aussi une forme d’élection féminine. D’abord, Rocco est une merveille génétique, une boule d’énergie que les femmes identifient, choisissent, élisent pour tenter le défi de la canaliser. Le jeune garçon à la beauté évidente obtient un sexe gigantesque à la suite d’une rencontre destinale avec un groupe de gitans dont les membres étirent alternativement son pénis dans une sorte de rite d’humiliation transformé en rite de passage réussi (scène beaucoup moins absurde qu’il n’y paraît). En résistant à une sorte de viol, Rocco obtient une puissance sexuelle hors du commun. Son corps et sa psyché ont été vaccinés par une exposition pathogène.

           

            Les rites masculins sont par ailleurs une forme d’exposition pathogène car les humiliations dans les vestiaires, à l’armée, dans les clubs de sports ou à l’université sont une attaque indirecte portée à l’esprit en passant par le corps, afin de créer un renforcement post-traumatique. Ainsi, Rocco s’est renforcé par le choc au lieu d’être traumatisé par lui : on voit déjà les prémices de son apathie future. En plus du “plus grand sexe du monde”, Rocco reçoit par le destin un magazine pornographique alors qu’il n’a que dix ans. Il se masturbe frénétiquement en cachette, incapable de réprimer cette énergie. Sa mère voit d’ailleurs la chose d’un bon œil.

 

            Jeune homme, Rocco est hésitant, inexpérimenté, presque cœur d’artichaut, idéalisant les femmes (ou LA femme) qu’il voit comme une chose virginale, fragile et sacrée. Il est incapable d’exercer la force bestiale qui sommeille en lui, et enchaîne les désillusions, les wake-up calls. Il est surpris de l’expérience sexuelle de la fille qui le dépucèle, scandalisé par la prostitution, et mal à l’aise lorsqu’il y a recours avec son frère, ébahi par le club échangiste où il devient dominé par la propriétaire, ou impressionné par le premier shooting de pornographie où il fait une piètre prestation. Encore une fois, l’introspection ne sera pas le catalyseur de son changement. Rocco rentre à Ortona et intervient dans un litige qui oppose l’un de ses frères aux gitans. Il les affronte seul à l’aide d’un poing américain avant de finir à l’hôpital, puis s’introduit dans leur repaire pour les confronter, seul, gagnant leur respect, leur approbation et leur protection dans un moment d’éveil. Il n’est plus le même, a survécu à un rite de passage où il a frôlé la mort, il peut maintenant libérer sa bestialité et déchaîner son énergie.

 

            C’est ainsi qu’il montre l’étendue de sa puissance sexuelle à celle qui le dominait jadis, devient le fantasme de celle qui moquait sa niaiserie, son inexpérience et sa tendresse. Il devient également l’ami de celle qu’il désapprouvait moralement. Il ne juge plus les femmes, ne s’analyse pas lui-même pas plus qu’il n’essaie de comprendre et analyser les femmes. Il ne s’admire ni ne se hait, n’analyse ni lui ni les autres. Il se contente d’arracher au destin ce qui lui plait, élection après éjaculation, éjaculation après érection. Il ignore les femmes qu’il prend, ne se souvient pas d’elles, contente d’exprimer son pouvoir dans une matérialisation interminable de sa propre nature, sans brides : il atteint l’état d’indifférence absolue, qui frôle l’apathie. Il réserve le peu d’empathie et de douceur qui lui restent aux configurations ignorant les rapports de force. Il tente d’adoucir son frère à de multiples reprises, se montre l’ami et confident de Lucia, et le fils chéri de sa tendre mère. Il existe une opposition entre ces deux femmes tout au long de la série que le spectateur aura le loisir d’analyser à sa guise.

 

            En substance, cette série nous dit que la masculinité se confond avec la résistance aux chocs, et que le refus de l’introspection se développe grâce à des rites de passage et se réalise dans des performances accomplies sans excès de réflexion, dans un état de libération qui rappelle la transe. Le discours viriliste étant le seul à se poser la question de l’homme, aurait-il fait tellement de mal au Zeitgeist que même une éminente freudo-marxiste, plutôt habituée à se préoccuper de transidentité que d’identités masculines extrêmes, se rabattrait dans ce discours au moment de se poser la question de l’homme ? Si la créatrice de la série, Francesca Manieri, est réputée pour ses thèses féministes, elle met sur pied une trame qui valide la phrase la plus célèbre du plus doué des masculinistes, dont on connaît surtout les pseudonymes, Heartist et Fort Worth Playboy : Girls like selfish men.

Supersex

Netflix, mars 2024.

Création : Francesca Manieri.

Réalisation : Matteo Rovere, Francesco Carrozzini, Francesca Mazzoleni.

© The Apartment Pictures © Groenlandia

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