top of page

Oussama Ammar, au-delà

du mytho

30 août 2024

Oussama_Ammar_en_decembre_2021.jpg

L’entrepreneur et leader d’opinion Oussama Ammar mérite d’être analysé, d’abord parce qu’il est le symptôme de tendances dignes d’intérêts, le participant à des univers nouveaux et multiples, mais aussi parce que sa personnalité nous permet d’illustrer des concepts qui nous sont chers.

 

Notre trublion est né au pays du Cèdre en 1986, il vient donc de la même contrée que l’un de ses modèles, et plus grand intellectuel de notre siècle, Nassim Nicholas Taleb. La vie de notre conteur est la matérialisation stricte des préceptes mis en avant par le trader-philosophe auquel nous avons déjà consacré un long article (voir HUIS CLOS #3, automne 2023). Ils ont le passé forcément traumatique que leur nationalité implique. L’aîné a théorisé et mis en pratique le stress post-traumatique dans un livre magistral, l’autre a bien retenu ses leçons. Sur le frontispice de l’entreprise à succès qu’Ammar a cocréée figure un hommage clair à l’homme du cygne noir. On verra qu’on peut difficilement reprocher à Oussama Ammar son manque de cohérence.

 

On ne peut pas ignorer le corps adipeux de notre sémillant Libanais, encore moins son visage sur lequel se dressent des grands yeux révélant une intelligence logique élevée et des lèvres visqueuses, signes de son appétit pour la vie et tous les trésors qu’elle peut offrir. On sait que le signe surcompensatoire de l’obésité est le fait de développer un humour distinctif ; Oussama Ammar l’a magnifié en acquérant des talents de conteur et un don général pour la parole dans tous ses registres. On ne peut pas imaginer Oussama Ammar autrement que physiquement énorme, et c’est son physique qui recèle les secrets de ses talents. Et notre homme sait feindre l’empathie avec une capacité déconcertante, cachant une avidité générale voire extrême (qui est louable, a fortiori dans le monde des affaires) : il peut faire baisser sa garde à beaucoup, obtenir les confidences et les faveurs plus rapidement que les autres. Qui est observateur peut déceler son air mélancolique, l’air de celui qui a connu des épisodes rugueux et des périodes de disette.

 

Notre glouton a une forte capacité à sentir les atmosphères, à créer des univers esthétiques qui lui sont propres grâce à une créativité sans bornes, à résoudre des problèmes logiques, à sentir des asymétries et à en profiter avant qu’elles ne se corrigent, arrive à se faire passer pour bienveillant et inoffensif, et a visiblement suffisamment d’humilité pour apprendre tous les jours. Abandonné par son père, il a été élevé par sa mère. Est-ce parce qu’il a connu la guerre nourrisson, qu’il a fui son pays natal à deux ans, qu’il est passé par le Congo avant de rejoindre la France, qu’il a créé sa première entreprise à treize ans ? Si sa croissance précoce est fondamentalement post-traumatique, car il a nécessairement fait transmuter ses souffrances en compétences, il y a une autre leçon à tirer de sa structure psychologique.

 

Le discernement et l’art de prendre des décisions dépendent beaucoup plus du système émotionnel que de la logique pure. L’homme doit dominer l’incertitude, comprendre les conséquences de ses décisions, le poids de ses mots, a fortiori lorsque le destin le fait évoluer dès sa naissance dans un environnement instable. Lorsqu’on évolue dans des domaines où l’incertitude est permanente, et l’adversité, forte, on comprend vite que ceux qui excellent ont soit accumulé une énergie négative énorme  et utilisé à bon escient leur ego, soit été élevés pour être dès leurs premières années en paix avec eux-mêmes, grâce à l’énergie de l’amour. Oussama Ammar est dans la seconde catégorie, et il n’est pas réducteur de constater que le succès de bon nombre de Libanais s’explique de la même façon. Ce peuple sait élever ses enfants mieux que d’autres (aussi bien qu’un autre peuple, son voisin) et sait comment construire des enfants conscients, qui s’aiment assez pour se répandre dans le monde efficacement.  Certains pensent que les Libanais doivent leurs réussites à leur capacité d’adaptation démontrée après la guerre civile, ils n’ont pas entièrement raison ; les Libanais qui ont migré en Amérique du Sud au XIXème siècle réussissent autant que ceux qui ont émigré en Europe ou en Afrique en 1982.

 

On voit sur des clichés partagés par le principal intéressé l’amour que sa mère avait pour lui, et les confidences qu’il a faites en public vont dans se sens. On doit comprendre ici que les événements traumatiques n’ont rien à voir avec le traumatisme, car les premiers peuvent forger autant que les seconds peuvent générer un dégoût indélébile de sa propre personne (ce que ressentent les enfants battus). Ceux qui savent prendre des décisions sont généralement en paix avec eux-mêmes, domestiquent leur ego et ont une idée d’eux-mêmes qui résiste non seulement aux fluctuations (du monde et de sa propre vie) mais aussi à la critique et à l’avis des autres. Enfin, ils demeurent childlike, ils gardent une âme et un enthousiasme d’enfant, et semblent incapables de stresser ou d’imaginer une issue négative à quelque situation que ce soit, car ils n’ont jamais été dégradés au point de ressentir au moins momentanément un dégoût pour eux-mêmes. Ces grands enfants arrivent à danser quand les autres se contractent.

 

De plus, Oussama a un grand frère au passé sulfureux, lui-même exposé à des difficultés extrêmement fortes, habitué à la prise de risque exagérée. Si on mélange l’expérience de son grand frère dont il est proche, sa mère et l’amour infini qui a construit sa confiance et sa vision de lui-même ainsi que sa curiosité visiblement innée, on a un entrepreneur né, capable de domestiquer l’incertitude, de tolérer le stress, de repérer les asymétries et de rire de l’absurdité.

 

Comment cet homme a-t-il fait pour faire oublier son prénom ?

 

 

Specialization is for insects.

Naval Ravikant

 

L’adolescent qui savait coder à douze ans, en a fait des revenus à treize grâce à une rencontre avec un cadre de chez Apple en France, a appris dès son adolescence à vendre et à tirer profits d’asymétries en comprenant ce que l’argent veut dire : soit la perception de la valeur d’une chose, ou le fait de pouvoir fixer ou imposer la perception de la valeur d’une chose. Il a compris l’asymétrie en ce sens : le décalage entre la perception de soi et la perception de soi par les autres, et comment on peut modifier ou exploiter ces deux variables grâce à des subterfuges ou à la magie du discours. Adolescent, il aurait aidé un jeune informaticien qui cherchait à vendre un site pour 2000 $, Oussama a vendu ledit site à 24 000 $ et a versé 2000 $ dollars à cet informaticien. À dix-sept ans, il vendait sur Internet des antiquités qu’il ne possédait pas avant de les acheter à un quart du prix en magasin et de les faire acheminer à l’acheteur rencontré sur Internet.

 

Oussama a dès ses premières années compris ce que l’argent veut dire. De plus, grâce à cette rencontre avec le cadre d’Apple, il a compris la force de ce que le maître que nous partageons appelle « les événements non linéaires et imprévisibles ». Il suffit d’un hasard pour qu’une fortune se crée ou qu’une vie mérite d’être racontée : la linéarité est l’amie des personnes averses aux risques, ceux qui construisent leur carrière. Lui n’en sera pas.

 

Quelques années plus tard, notre Phénicien fétiche a enchaîné les aventures et accumulé certains échecs. Une prépa littéraire et une licence abandonnées, la faillite d’une entreprise dans l’informatique encaissée, Oussama Ammar s’est envolé pour la Silicon Valley, en quête de défis et de rêve pendant la fameuse ruée vers l’application. Son aventure américaine aura duré moins d’un ans, car il n’a pas pu se maintenir au poste de Directeur général de la start-up Be Sport Inc. plus de six mois. Ammar n’a jamais caché ses échecs, n’en a pas honte, en parle comme d’anecdotes plus ou moins indolores. Notre Levantin a été confronté à des accusations et des procès pour des malversations au milieu de ces échecs, ce que ses détracteurs ne manquent pas de rappeler. Ces faits ne sont pas principaux pour nous, car ceux qui ont fréquenté des entrepreneurs savent que l’extrême majorité d’entre eux, honnête ou non, peut être apparentée à de légers délinquants financiers. La non-aversion au risque concerne le risque légal lorsque celui-ci est un obstacle. Ce qui distingue en réalité les « escrocs » ou les « criminels » des autres (pour la réalité et non pour la morale ou encore le droit) est la conséquence de ces écarts. Ce qu’on reproche à Oussama Ammar, c’est à dire de faire financer par la société son train de vie luxueux est commis par des milliers de personnes tous les jours en toute impunité, et sans grandes conséquences (ou dommages) non plus — c’est cependant illégal. Est-ce suffisant pour faire de lui un escroc ? Nous ne le pensons pas. Que serait l’amour du risque sans le flirt avec les limites ?

 

 

 The main benefit of optimism is resilience in the face of setbacks.

Daniel Kahneman

 

Le maître d’Oussama Ammar l’a toujours encouragé à faire de la sérendipité son allié en s’exposant le plus à autrui, en multipliant les rencontres, la fréquentation ou la création de clubs : après tout, ce sont des événements non-linéaires qui créent ce que beaucoup appellent des opportunités. C’est ainsi qu’Oussama Ammar a été présenté à Alice Zagury, une jeune femme à la notoriété croissante dans l’écosystème start-up français à une époque où il n’était pas sous le feu des projecteurs (quatre ans avant les années Macron.) Ainsi est née en 2013 l’aventure The Family, fruit de l’association entre Ammar, Zagury et un haut fonctionnaire nommé Nicolas Collin.

 

Il faut rappeler certains éléments de contexte. En Californie, Oussama Ammar a observé avec attention les usages, appris les secrets de polichinelle, analysé les mouvements de liquidité et leur lien (ou non-lien) avec les progrès technologiques et la rentabilité. Il a compris comment fonctionnait la spéculation a affiné son art et ses armes de persuasion, a étudié les grands succès comme le cimetière des échecs. Ammar a compris que derrière un petit ensemble de sociétés rentables, innovantes et correctement gérées se cachait une forêt de spéculation sauvage déguisée en investissement. Ammar a compris qu’au lieu de s’ennuyer à créer des entreprises avec un produit, il allait conseiller les autres, propager des illusions pour attirer de plus en plus de jeunes escrocs déguisés en entrepreneurs, avides de séduire les prêteurs d’argent public ou privés non pas pour développer leur entreprise mais pour vivre.

 

Une start-up est une entreprise qui n’a pas besoin d’être rentable, idéalement financée grâce à des subventions, qu’on crée pour la vendre.

 

L’écosystème des start-ups est un paradis pour les venture capitalists qui peuvent facilement manipuler le cours des start-ups dès qu’elles sont cotées (ce qui peut créer des variations de prix d’actions comiques, comme dans le cas de l’action Bumble). Oussama Ammar l’a compris mieux que tout le monde en France, avant tout le monde en France, et a surtout compris comment créer un flou autour de cette réalité.

 

« On est une start-up, le revenu n’est pas important. »

Oussama Ammar

 

Il est devenu l’as du pitch soit la présentation de soi, de son art et de l’institution qu’on représente. Ammar a fait de The Family l’élément incontournable d’une bulle qui a connu un essor fulgurant et une publicité unique en 2016-2017, en même temps qu’une autre bulle qui lui est intimement liée, celle des cryptomonnaies (jetons spéculatifs hypervolatiles qui ont suscité des fortunes d’adolescents comme des entrées à l’hôpital psychiatrique de jeunes adultes). Les cryptomonnaies et les start-ups ont comme point commun (en dehors de leur nature spéculative masquée par un apport technologique réel ou supposé) le fameux VC pump and dump, soit l’explosion initiale de leur cours (le pump) provoquée par les venture capitalists qui vendent ensuite leurs positions, après avoir convaincu des investisseurs moins bien informés qu’eux d’acheter, ce qui conduit à la chute du cours de l’action (le dump). En cryptomonnaies, il y a les ICO ; en start-up, les IPO. Ces deux bulles ont également connu un essor faramineux pendant la période dite “Covid”. Leur dernier point commun, c’est que pour qu’elles réussissent, elles sont dans l’obligation de mimer des sectes. Il y a des points communs évidents entre la cryptomonnaie TerraLuna et la startup We Work. Après tout, The Family n’avait-elle pas des commandements arborés sur un frontispice ?

 

Oussama Ammar est devenu le porte-parole officiel d’une bulle, ce qui implique une capacité à séduire en promettant monts et merveilles depuis un champs de ruines impitoyable. Il a ainsi compris qu’il avait un présent et un avenir de conférencier grassement rémunéré. L’homme a obtenu un palmarès flamboyant, en devenant entre autres la coqueluche des diplômés des écoles de commerce rêvant d’échapper au conseil en stratégie ou autre audit. Ses hauts faits sont les levées de fonds auxquelles il a participé, comme celles de Payfit (254M€ ), d’Algolia (150M€), de Heetch (74M€) et bien d’autres.

 

Ammar n’était pas le seul artisan de ces réussites. Sa principale utilité était en réalité de pitcher auprès des investisseurs qui finançaient son incubateur. Celles-ci n’auraient pas pu être obtenues sans la bénédiction de hauts fonctionnaires, de grandes institutions du privé plus ou moins liées à l’État que rassurait la présence d’un énarque dans le triumvirat. The Family jouissait d’une excellente image de marque dans la presse mais aussi dans d’autres institutions-clef de l’univers start-up grâce à Alice Zagury.

                                                    

Les phénomènes exponentiels durent rarement, et The Family s’est déchirée sept ans après sa création. L’entreprise a été partiellement liquidée et un litige judiciaire a été intenté à l’encontre d’Ammar. Ses deux associés l’accusent d’avoir détourné des fonds.  Il n’a a ce jour pas été condamné en dehors des Îles Caïmans pour ces faits.

 

Est-ce qu’Oussama Ammar est un escroc ? L’analyse morale n’est pas forcément la meilleure. Les start-ups invitent par leur nature ce genre de comportements. L’essence même de l’écosystème des start-ups est fondamentalement axée sur la capacité à duper, car nous martelons que la rentabilité n’est pas leur but. C’est une bulle ou le risque de faillite ou de pertes n’est pas mutualisé, mais repoussé dans le temps et réservé à d’autres. Il semble assez évident qu’Oussama Ammar a tiré son épingle d’un jeu à somme nulle.

 

                                        « Mon fonds de commerce, c’est l’espoir. »

Oussama Ammar

 

Après avoir quitté The Family et s’être expatrié à Dubaï, Oussama Ammar a officiellement multiplié les projets rocambolesques ou mort-nés. Et dans quels secteurs ? D’abord, et sans surprise, les cryptomonnaies dont il a fait la promotion pour la première à un top de marché, soit fin 2022, fait continuellement l’apologie du Bitcoin (la cryptomonnaie-mère) mais aussi conseillé d’acheter la cryptomonnaie Solana avant le multiplication de son cours par vingt. Il a également profité du gain d’engouement sur les chatbots pour lancer une formation en intelligence artificielle (terme générique pour parler des bots) et permettre à des entrepreneurs de l’utiliser. Il a envisagé de lancer une chaîne YouTube de cuisine et de créer un film d’animation, organisé de nombreux événements à Dubaï où les salariés ou entrepreneurs sans domicile fixe se rencontrent.

 

C’est ainsi qu’Oussama Ammar est devenu influenceur. Celui qui n’a pas réussi à être entrepreneur (sans doute par manque d’organisation) avant de naviguer avec acuité dans une bulle affiliée au métier d’entrepreneur (le monde des start-ups) est devenu influenceur. Il existe aux États-Unis un nouveau métier extrêmement profitable (pour le haut de sa hiérarchie) : influenceur et consultant en entreprenariat. Oussama Ammar a importé ce métier qui consiste à conseiller des petits entrepreneurs, peut-être leur faire profiter a minima de son carnet d’adresse, leur fournir une aide psychologique, améliorer leur vision du marché dans lesquels ils évoluent. Ce métier est destiné aux experts de la parole et du subterfuge, aux succès exagérés ou inutiles, souvent menteurs pathologiques, comme Alex Hormozi, l’homme qu’Oussama Ammar a présenté comme son modèle. Notre Libanais a tout compris : il est entrepreneur sans l’être, et peut utiliser pleinement son talent. Il a une compréhension extrêmement fine et innée de ce qu’est l’argent sans être rendu vulnérable par ses failles, car il a une appétence pour la logistique et la discipline proche de zéro. On sait de l’aveu des militaires que c’est la logistique et non la stratégie qui gagne les guerres…

 

Comme Alex Hormozi, Oussama Ammar a compris que le mensonge grossier est une arme de choix dans l’économie de l’attention, car la popularité se nourrit avant tout des émotions négatives comme la jalousie, la haine ou la peur. Dans un podcast (« Sans Permission ») qu’il a mis en place en duo avec le dit Yomi Denzel qui exerce le même métier, il s’est débarrassé de toutes ses brides et de tout son surmoi. C’est ainsi qu’il a multiplié les racontars les plus grossiers et invraisemblables, gagnant ainsi une notoriété nationale. Devenu un personnage central de l’Internet francophone, Oussama le Mytho, selon son nouveau surnom, a atteint un statut unique qui l’a fait connaître parmi tous les univers et classes sociales.

 

 

Notre époque, où la spéculation effrénée s’accompagne d’angoisses diffuses et multiples, accouche de personnages comme Oussama Ammar. S’il est monstrueux physiquement, il est extrêmement attachant, et très intéressant à analyser, même à écouter. Il a pu faire oublier qu’il porte le prénom funeste que le destin lui a donné parce qu’il a pu capitaliser sur des atouts à la force de frappe considérable sans pâtir de points faibles criants. Le jugement moral étant absent de notre texte, nous conclurons par le constat banal que la vie de cet homme est tout aussi difficile à croire que l’existence des bulles auxquelles il a pris part avec succès, les bulles qui capitalisent à des milliards de dollars des photographies de crapauds sur Internet pendant que des doctorants et inventeurs touchent le salaire minimum.

bottom of page