Comment est née la voix d’une génération entière ?
Ceux qui ont lu Nassim Nicholas Taleb connaissent le concept d’extremistan, soit les systèmes non-linéaires et hyper-inégaux que sont le monde de l’art, de l’édition, du cinéma, de l’entreprenariat. Winner takes all, exactement comme dans le système électoral américain, où une petite poignée de participants à un domaine raflent toute la mise, et peuvent changer leur vie à une vitesse hallucinante, alors que les autres, moins chanceux, ont mis leur énergie, leur réputation et leur paix intérieure en jeu — sans rien obtenir. L’économie de l’attention dont le métier central est celui de leader d’opinion en est l’exemple le plus frappant : on a appris récemment que plus de quatre-vingts pourcents des influenceurs ne gagnaient pas le salaire minimum.
Des décennies avant que le nom de Haliey Welch soit sur toutes les lèvres, une jeune femme de la même extraction sociale et anthropologique allait voir sa vie changée en l’espace d’une journée. Pamela Anderson, alors âgée de 21 ans, allait apparaître quelques secondes sur l’écran géant d’un match de football américain dont elle se délectait depuis les tribunes. Sa beauté subjuguant les téléspectateurs, elle put acquérir en quelques mois le statut qu’elle conserve aujourd’hui, à savoir une place de choix dans le panthéon des muses des jeunes hommes. Trente-six ans plus tard, à l’été 2024, Hailey Welch, une jeune fille de 21 ans, employée dans une usine produisant des ressorts dans une petite ville de l’État du Tennessee allait non seulement devenir un fantasme rassurant et maternel pour toute une génération de garçons, mais aussi un modèle pour les jeunes filles en plus du héraut le plus écouté des revendications sociales de tout une génération. Une icône sexuelle apparue en quelques secondes allait acquérir un rôle métapolitique de premier plan.
Le 11 juin 2024, une chaîne YouTube secondaire de type vox-pop (médias alternatifs se donnant la mission de recueillir l’opinion du peuple) nommée Tim&Dee allait changer le destin d’une génération entière en interviewant des passants au hasard, dont Haliey Welch.
Il faut rappeler brièvement une tendance pour comprendre la portée du phénomène Haliey Welch. La génération qui a précédé celle de Haliey a été le théâtre d’une compétition entre les hommes et les femmes qui s’est soldée par une victoire sans appel de ces dernières, qui ont mieux réussi que leurs compères masculins sur tous les plans : à l’université, au travail, en matière d’épanouissement personnel, de pouvoir d’achat, et surtout au plan de l’épanouissement sexuel. Un marché sexuel est né sur les applications de rencontres, qui a permis aux femmes des plus laides aux plus belles de prétendre aux amants les plus beaux, pendant que l’extrême majorité des hommes étaient sexuellement exclus. Un ressentiment extrêmement fort est né chez les jeunes garçons, dont la majorité silencieuse était de plus en plus proche du très caricatural et théâtral mouvement incel, haïssant les femmes au point d’inciter aux crimes à leur encontre. Une récession sexuelle est née, touchant beaucoup plus les garçons que les femmes ; le couple monogame a cessé d’être la forme anthropologique dominante (notamment dans les grandes villes), et un ressentiment de plus en plus intense s’est développé chez les garçons et les filles : les premiers à cause de l’invisibilisation du garçon moyen et les secondes à cause de l’apathie et du sadisme des rares garçons sexuellement occupés, estampillés comme toxiques. Cette séparation entre les deux sexes, dont le mouvement Men Going Their Own Way est la forme la plus radicale, est l’une des nombreuses causes de la forte chute de la fécondité.
Il faut aussi mentionner un nouveau phénomène : le fait que les relations hommes-femmes deviennent le sujet central des réseaux sociaux, monopolisant l’attention des auditeurs de podcasts dont les extraits sont recyclés sur YouTube, Instagram et TikTok. S’y pratiquent le fameux rage bait, soit le piège à rage : provoquer l’émotion négative la plus forte chez l’auditeur pour le fidéliser, le faire réagir, et devenir célèbre. C’est ainsi que les frères Tate s’entourent de bimbos d’Europe de l’Est en insultant leurs auditeurs, les traitant de « petits pauvres invisibles », ou que quantités de femmes étalent leur vie sexuelle débridée, ou énumérant sans cesse les critères très restrictifs de choix d’amants « les hommes de moins d’1m80 ne sont que des amis ». Surtout, pullulent désormais des podcasts masculinistes et féministes, mutuellement hostiles, faisant réagir de façon émotionnelle le sexe opposé, renforçant ainsi le ressentiment qui lie les deux sexes l’un à l’autre.
Lors de sa courte apparition sur la fameuse vidéo YouTube l’ayant rendue célèbre, tournée dans les rues du Tennessee un soir de fête, Haliey Welch allait répandre un vent de joie, d’enthousiasme, d’émerveillement, mais aussi de conscience pour toute une génération : elle a dit aux garçons ce qu’ils voulaient entendre, et a montré aux filles qu’elles n’avaient pas à avoir honte de ce qu’elles faisaient. Elle allait guérir de leur désespoir les garçons ayant renoncé à l’idée d’engager ou d’envisager quelconque lien avec les femmes, car ils sont nombreux : en 2023, un homme trentenaire sur trois était vierge et 50% des jeunes hommes n’ont eu aucun lien amoureux ou sexuel avec une fille.
Lors de sa courte apparition sur le podcast qui est resté dans les annales, elle allait donner, un court instant, un condensé d’impression de la femme que les hommes rêvent d’avoir, non celle qu’ils idéalisent en la concevant pathologiquement comme une mère : une fille débordant d’enthousiasme et d’énergie, de franchise, de candeur et de bonhomie, d’un style vestimentaire osé, kitsch et clinquant, une femme qui ne cache pas sa sexualité débridée mais dit à tous les hommes ce qu’ils savent et veulent entendre : I love you pookie forever.
Elle a réussi à véhiculer un message incroyablement profond tout en décrivant un acte plutôt obscène : elle a été transformée en meme, stade de nos jours nécessaire pour chaque personnage public. Elle fut renommée, un temps, soit la première semaine après la diffusion massive de l’extrait où elle apparaît sur les réseaux sociaux surnommée « Hawk Tuah », de l’onomatopée qui désigne le crachat sur la verge préparatoire à une fellation censé rendre fous les hommes. On l’a connue pendant deux semaines sous l’appellation « Hawk Tuah girl » et la scène où elle mime le geste a été partagé : quelques jours plus tard, le roi de l’information alternative, Joe Rogan, l’a nommée « personne la plus célèbre du monde en ce moment ». Le décalage entre la candeur enfantine et le caractère cru du propos a fait d’elle une figure légendaire de l’Internet masculin. Elle devint ainsi une figure féminine curative que toute une génération de garçons cherchait.
Immédiatement devenu un fantasme masculin, la jeune femme allait passer en quelques semaines d’employée d’usine à millionnaire, grâce à une monétisation de son image qu’elle a très soigneusement utilisée. Devenue l’invitée la plus en vogue des concerts de country dont elle raffole, de combats d’exhibition de youtubeurs, elle a été d’autant plus plébiscitée qu’elle a exposé sa vie avec un air de franchise et montré l’ampleur de son soutien à la cause animale. Dans une série de vidéos, on l’a vu voir à New York pour la première fois, on a même appris qu’elle avait pris l’avion pour la première fois de sa vie (parce qu’elle a gardé ses couteaux à l’aéroport, qui furent confisqués). Aucune figure de l'histoire d’Internet n’a été aussi attendrissante et entraînante à la fois. Profitant de sa nouvelle popularité, la jeune femme est devenue millionnaire en quelques semaines grâce à des contrats publicitaires avec des nouvelles marques. Elle est passée de modeste ouvrière au salaire modique à jeune femme payée des sommes à cinq chiffres pour participer à des soirées. Si ce saut financier est en soi un exploit que personne n’aurait pu prévoir, ce qui allait suivre allait être encore plus spectaculaire.
Whitney Cummings est une mondaine vétéran âgée de 42 ans qui a littéralement tout vu du monde du divertissement américain. Elle s’est adaptée à toutes les nouvelles tendances, des caméras cachées d’MTV au début des années 2000 jusqu’aux podcasts très populaires en ce moment où des personnalités très célèbres partagent des anecdotes qui donnent l’impression à l’auditeur moyen d’un amuse-bouche du monde des insiders qu’il ne connaîtra jamais. Particulièrement dégourdie, elle fait toujours partie des premiers à profiter d’une tendance idéologique, esthétique ou même médiologique. C’est ainsi que depuis la fin de l’ère « Covid », elle est devenue une figure de proue accompagnant la mort lente du féminisme. Elle prodigue des conseils et partage son expérience en matière de relations amoureuses, adopte un discours motivant et emphatique pour les plus jeunes aux maigres finances et prend ses distances avec le discours féministe qui était dix ans avant omniprésent dans tous les médias.
Whitney Cummings a pu faire rajeunir son audience selon le mode d’emploi des influenceurs : tenir des propos qu’une niche veut entendre dans un format long, redécoupés ensuite par des opérateurs des réseaux sociaux (généralement des Indiens ou des bots) qui rendent les extraits extrêmement populaires. Notre quadragénaire qui a réussi à ne pas vieillir, selon les impératifs de l’impitoyable Los Angeles depuis laquelle elle œuvre, a mis le pied à l’étrier à Haliey Welch en lui permettant de créer son premier podcast : Talk Tuah. Grâce à ce podcast, Hailey Welch allait pérenniser sa célébrité. Ce podcast a connu une réussite absolument formidable grâce à une mise en scène léchée, à la personnalité magnétique de Haliey Welch et au choix minutieux de ses invités ainsi que de ses propos. Par ailleurs, elle n’a jamais abandonné sa meilleure amie qui la suit dans toutes ses aventures depuis le fameux soir où elle a été révélée au monde : sa fidélité en amitié l’a rendue encore plus appréciée.
Dans ce podcast qui a atteint des records de visionnage avec la vitesse de l’éclair, Haliey Welch est tout à fait différente des autres créateurs de contenu. Elle a la biographie, l’âge, la beauté, la candeur, l’extraction sociale (c’est une fille de droguée au crack), l’humour intentionnel et maladroit pour attendrir des masses rendues malades par l’explosion simultanée des inégalités sociales et sexuelles intra- comme intergénérationnelles. En invitant sa grand-mère, en réagissant à des propos d’aînés fustigeant sa génération, en rappelant avec un ton plein d’espoir les difficultés sociales de sa génération mais aussi en tentant de réconcilier les deux sexes en faisant écho aux complaintes des jeunes hommes, elle a su faire l’unanimité.
Chaque génération a eu un actif donné par les grands architectes de l’économie pour faire fructifier son épargne. Les premiers ont eu le marché immobilier, les seconds les stock options, les troisièmes les valeurs mobilières technologiques, les quatrièmes le Bitcoin, et les cinquièmes les cryptomonnaies dites memecoins. Les memecoins sont, pour faire simple, la partie la plus risquée et la plus lucrative des cryptomonnaies (mode alternatif de paiement en théorie, mode de spéculation effrénée en pratique). Ils représentent une transformation des éléments de la culture d’Internet en jetons sur lesquels on peut parier comme des actifs : concrètement ce sont des photos d’animaux ou des personnages fictifs connus sur Internet représentant des courants sociaux ou politiques sur lesquels on parie comme des actions. Haliey Welch est devenue le visage de cette forme de spéculation effrénée dès la Bitcoin Conférence où Donald Trump, alors candidat, a pris la parole, à laquelle elle a participé en mettant en avant les memecoins sur lesquels elle a investi. Certains se sont moqué d’elle, d’autres ont réussi à gagner des sommes folles grâce à elle et à ses conseils en gambling déguisés.
En donnant une nouvelle vague d’espoir à toute sa génération à travers des actifs financiers extrêmement risqués mais possiblement très lucratifs, en discutant avec des membres d’autres générations des évolutions sociales de façon apaisée, en offrant aux deux sexes des perspectives de réconciliation à travers des conseils de séduction et de cohabitation, en montrant qu’on peut passer de l’usine au statut de célébrité en restant proche de sa grand-mère et de son amie d’enfance, Haliey Welch a offert à toute une génération ce dont elle avait été privée par deux ans d’internement accompagnées d'une inflation jamais vue dans l’histoire occidentale récente : de l’espoir.
L’élection de Donald Trump n’a échappé à personne. Cet événement est la traduction pour les jeunesses occidentales d’un besoin d’impulsion économique et de réconciliation idéologique, générationnelle et sexuelle. Contre le 4B movement importé de la Corée, soit la séparation totale des femmes et des hommes, Haliey Welch est le porte-étendard de la jeunesse américaine qui n’a pas renoncé à vivre et à s’enrichir par tous les moyens, de la monétisation de l’obscénité à la spéculation effrénée. Grâce à sa personnalité authentique, à la gestion méticuleuse de son image, aux idées qu’elle diffuse sur son podcast, elle insuffle une vitalité nouvelle à tout un pays.