Yuk Hui, philosophe hongkongais, professeur à l’université Erasmus de Rotterdam, se tient dans Machine and Sovereignty à la pointe des questionnements de la métaphysique occidentale telle que déterminée par ses deux derniers sommets : Hegel et Heidegger. L’un comme l’autre ferment et ouvrent une époque, l’un comme l’autre se portent témoins de l’achèvement de la philosophie, — à la fois sa mort et sa perfection, — et pointent précisément vers ce qu’induit cette fin. L’achèvement de la métaphysique rime avec planétarisation, elle est contemporaine d’une nouvelle condition de l’homme : planétaire et technique.
Cette clôture du monde agite les politiques nationales. Chaque jour les secousses de la révélation de cette condition, illustrée par la prise de vue de la terre depuis l’espace et sa maniabilité comme un tout, font trembler le sol des anciennes formes politiques. Guerre, pandémie, économie, écologie et migrations ne sont que des symptômes de cette condition. Les anciennes formes politiques, les formes étatiques, les restes traditionnels de ces formes sont confrontées à l’exigence de s’adapter à cette nouvelle condition, comme les formes de la famille et de la société civile durent s’adapter à celle de l’État. Les mutations de la Chine au XXème et au début du XXIème siècle exemplifient bien ce processus ; c’est l’exemple le plus saillant mais certainement pas le seul du fait que technologie et politique ne font qu’un, l’exemple le plus saillant d’une « mégamachine ». Mais plus encore, c’est l’exemple de l’appropriation par (ou l’aliénation de) l’Extrême-Orient de (par) la pensée de l’Occident et le signe d’une homogénéisation technique mondiale.
La « mégamachine », c’est la forme imaginaire que prend l’État. L’auteur défend l’idée que la modernité se caractérise par le passage d’un modèle de connaissance mécaniste à un modèle organiciste et que les modèles de connaissance informent les modes de gouvernance. En réalité, ce sont surtout les penseurs promouvant un État-organisme, les romantiques allemands Herder, Novalis et les frères Schlegel, qui ont forgé l’opposition, comme les tenants de la cybernétique plus tard stigmatiseront une bureaucratie trop mécaniste pour mieux promouvoir une gouvernance sur le modèle de l’organisme. Cela dit, en tissant le lien de la dialectique hégélienne avec la problématique de l’opposition machine-organisme, Hui discute les Principes de la philosophie du droit dont il restitue très bien la place dans le système pour en tirer la conclusion suivante : la pensée du professeur d’État berlinois est à double vitesse [1]. Spéculativement, l’esprit du monde et l’achèvement de la raison annoncent une pensée planétaire ; politiquement, Hegel se limite à la forme politique de l’État et ne pense pas son dépassement. Peut-être car, à l’époque où il écrivait, l’État allemand se constituait, et car on ne peut pas sauter au-dessus de son temps. Peut-être, mais ça n’est pas pour lui retirer du crédit ; de nombreux penseurs, et dans des domaines variés, ont pris le relais pour dessiner la suite de sa pensée planétaire. Suit donc l’étude précieuse d’auteurs considérés comme désuets en France : André Leroi-Gourhan et Pierre Teilhard de Chardin. Leur retour par l’étranger leur redonne une fraîcheur, l’usage qu’en fait Hui permet d’éclairer les prémisses de la « mégamachine ».
Mais contre l’achèvement et l’extension de la raison par la technique à l’ensemble du monde, Schmitt, que convoque dans un second temps le livre de Hui [2], défend la forme politique du Großraum, « grand espace », la constitution de grands espaces de souveraineté, plus déterminants dans la partition et l’opposition du monde, sa séparation Orient-Occident, que l’homogénéisation technique. Pour revenir à l’exemple de la Chine, serait plus déterminant pour lui dans l’opposition avec les États-Unis la constitution d’espace de souverainetés que l’apparente homogénéisation technique ; en dernière instance l’État reste maître de la décision, même technique ; même pour les questions digitales (cf. le cas TikTok) demeurent possibles une autonomie et une hétérogénéité de plusieurs espaces. Concrètement, la constitution de ce grand espace peut se retrouver dans des stratégies comme celles des « nouvelles routes de la soie » qui sont une forme de colonialisme économique sous forme de « don » comme le furent les investissements économiques impérialistes de l’Occident au reste du monde. Il semble il y avoir donc du jeu, encore un peu de résistance à la clôture du monde et la venue d’une très éventuelle république mondiale.
Ce livre, dont nous n’avons pu ici évidemment restituer toute la richesse [3], a le grand mérite de montrer frontalement à Hegel et Schmitt leurs limites, mais rapidement leurs limites se présentent comme les nôtres, celles du temps qui est long et plus long que la pensée qui, une fois qu’elle a dit ce qu’elle avait à dire, semble s’ennuyer et se fatiguer. Il a le grand mérite de nous laisser face à un vide et un épuisement philosophique, alors : « A planetary thinking has to respond to the new condition of philosophizing, seeing it as a beginning rather than an end. […]. A philosopher can only show under what conditions a planetary thinking shall not be possible, and he or she can only attempt to search for it like one crossing the river by feeling for the stones; but what if these stones are unstable under force or are monsters in disguise? [4] »
Machine and Sovereignty, nous l’avons dit, se situe à la pointe des questionnements de la métaphysique occidentale, or c’est la pointe d’une forme de pensée dont on ne cesse depuis Hegel d’annoncer la fin, c’est la pointe d’une lame qui, si elle a 2500 ans tranché, s’est finalement et fatalement émoussée. On est donc face à sa conclusion et sa promotion d’une pensée planétaire comme face à un vieil outil dont on ignore l’usage. Sans doute faudrait-il une pensée planétaire, sans doute est-ce qui nous sortirait de la réclusion dans laquelle la provincialisation de la terre dans l’espace nous a mis, sans doute, mais c’est optimiste de penser que la pensée durera assez ou de penser que la pensée y peut quoi que ce soit ; elle s’essouffle et n’y peut plus rien. Alors nous sommes renvoyés dans l’attente d’une nouvelle pensée, d’une toute autre pensée ; la fin est une aube, le mot est connu, mais ce livre en témoigne : nous sommes trop tard et tôt venus. Alors faisons autre chose et suivons les conseils de Spengler dans Le Déclin de l’Occident, si les philosophes ont leur place dans une culture, ils ne l’ont plus dans une civilisation.
[1] 1. World Spirit as Planetary Thinking. 2. The Organism of the State and Its Limit. & 3. From Noetic Reflection to Planetary Reflection.
[2] 5. Nomos of the Digital Earth.
[3] En particulier la sixième partie : 6. An Organology of Wars.
[4] 7. Toward an Epistemological Diplomacy, p. 264. « Une pensée planétaire doit répondre à la nouvelle condition du philosopher, en le considérant comme un début et non comme une fin. [...]. Un philosophe ne peut que montrer dans quelles conditions une pensée planétaire ne sera pas possible, et il ou elle ne peut qu'essayer de la chercher comme on traverse une rivière en tâtant les pierres ; mais que faire si ces pierres sont instables sous l'effet de la force ou sont des monstres déguisés ? »
Illustration : Nicolaus Copernicus par Jean-Léon Huens (1921-1982).
Yuk Hui, Machine and Sovereignty. For a Planetary Thinking, University of Minnesota Press (octobre 2024).