top of page

Aux confluences de l’époque, le “syndrome de l’imposteur” entre do it yourself et fake it till you make it

IMAGE 2024-04-24 15_26_21.jpg

24 avril 2024

Vers 2014 arrivait dans la sphère culturelle commune une certaine quantité d’artistes à revendiquer d’être non seulement autodidactes mais fort peu supervisés par quelqu’un du métier pour la production de leur œuvre. C’était la démocratisation — et donc l’agonie — d’un phénomène jusqu’alors très étendu mais relativement souterrain, à savoir la tendance du DIY : do it yourself.

 

Bien entendu, il ne s’agissait là que d’une résurgence des musiques aux productions plus minimalistes et moins lourdes, amenée par l’accessibilité accrue des logiciels de mixage et des home studios, puis par une certaine lassitude cyclique quant au son lisse et prévisible du début des années 2000, où même le punk avait fini par devenir quelque chose de très propre. Il serait particulièrement bête de s’imaginer un soudain basculement qui fit comprendre à l’Occident que les rêves de création artistique étaient à portée de main. La musique, qui est le médium principalement concerné, avait déjà connu des générations d’amateurs géniaux depuis les années 1960, pour ne citer que Captain Beefheart, Iggy Pop puis Johnny Rotten et toute la vague du post-punk. On avait déjà beaucoup expérimenté sur des textures sonores plus brutes et des finitions moins travaillées dans les années 1970 et 1980. Les alternances de productions plus polies et de productions à l’arrachée étaient une dynamique centrale des modes musicales.

 

Cependant, l’on peut tout de même parler, quant au DIY, de la première d’une petite série de prises de conscience générationnelles. Les demi-adolescents de 2014 se rendent compte qu’il existe une manière de développer une atmosphère de jeu autour des outils si intimidants de la création. Que bidouiller, si cela est fait avec passion et acharnement, peut mener à d’humbles petites œuvres qui peuvent avoir des qualités évidentes et faire jouir les sens de celui qui les croise, que l’autre peut s’enticher du fruit de ce tissu de tentatives appelé morceau, poème ou dessin.

 

Il suffit pour cela d’aiguiser longtemps son oreille, qui montrera la voie des mélodies séductrices envoûtant le corps ; son œil, qui saura discerner l’image qui ne suscite rien de viscéral d’une union captivante de forme et de texture. Toute la musique écoutée vous aide à comprendre ce qui manque à vos coups d’essai et de fil en aiguille, et après peut-être un an et demi ou peut-être cinq ans, voici une chanson de votre main dont vos amis refusent de croire qu’elle a été écrite par quelqu’un de leur connaissance.

 

Le mythe du DIY n’est rien d’autre que cela. Cependant, la réalité du DIY place une deuxième prise de conscience en filigrane de la première : l’acharnement, c’est beaucoup d’ennui, et c’est tout de même un martyre quotidien d’arracher de l’exaltation à tout l’appareil technique de la création. Tout cela est chronophage, tout cela demande la capacité de toujours s’ennuyer à moitié, de conquérir toute une solitude oisive, d’être votre propre bourreau une fois retourné à votre chambre pleine de loisirs plus agréables et moins dangereux.

 

Alors, beaucoup plus qu’une génération d’autodidactes, se forme peu à peu une génération de cyniques. Chez les millenials, on ne rêve pas que cela eût été merveilleux d’être artiste, si on avait commencé jeunes comme les grands : on sait que l’on n’a pas été capable de faire les sacrifices nécessaires pour devenir admirable. On se souvient du nombre de fois où la paresse a englouti l’après-midi productive que l’on s’était promise. Le raté millenial n’a pas la naïveté du raté Gen X ou Y, il sait qu’il a gâché des myriades de soirées, et à certains égards il en est même fier.

 

Il n’a pas le même respect pour la figure de l’artiste en elle-même ; il se dit, en un sens à raison, qu’un artiste c’est un branleur qui a travaillé. Et tout d’un coup, la pensée critique du millenial s’emploie à estimer combien d’heures de véritable travail, telle ou telle œuvre a nécessité, si telle ou telle chanson ne serait pas surtout une resucée de l’album précédent ou bien carrément d’un autre artiste. C’est là le revers le plus puissant du DIY. La démystification de la création vient brouiller la distinction entre le génie et l’imposteur. La rencontre échouée entre le post-adolescent et la production artistique lui a au moins donné suffisamment de connaissance technique pour savoir qu’il y a des facilités, des facilités que lui-même ne s’était pas permises et qu’il retrouve pourtant dans des titres à la mode. Le millenial s’irrite qu’on parle de génie ; on se dit comme Iggy Pop regardant Jim Morrison « I could do that ; anybody could do that ! », à la différence près que l’on ne devient pas Iggy Pop après se l’être dit…

 

Il n’est donc pas si étonnant que le rêve suivant de la génération ait justement été celui de l’imposture heureuse. Fake it till you make it. Faire illusion jusqu’à parvenir, un véritable programme. Émerge bien sur le rêve de faire une carrière entière au culot, apprendre sur le tas ce que l’on peut et d’utiliser à son avantage l’inutilité profonde de la plupart des emplois modernes. Dans tous les degrés de la culture, il y a des niches pour les gens qui ne font rien.

 

La célébrité creuse de la téléréalité et des socialites improductifs commence ca. 2017 à se justifier par une rentabilisation efficace de leur notoriété ; on dit de Paris Hilton qu’elle est une « remarkable business woman », idem d’une Kardashian. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus vraiment de légitimité du Spotlight ; être acteur, peintre, musicien, tout cela est un prétexte, un pur prétexte pour diriger le Spotlight sur quelqu’un et fabriquer de l’engouement autour de lui. On est toujours heureux de voir quelqu’un de nouveau rejoindre les coulisses publiques de l’audiovisuel. Le Spotlight s’auto-justifie à partir du moment où il est acquis, il peut faire germer n’importe quoi en manne d’argent et d’influence.

 

On savoure partout la garantie implicite que la célébrité obtenue blanchit rétroactivement le mensonge. Par conséquent, le Con-artiste s’insinue dans tous les métiers, tous les statuts désirables. C’est un rôle désormais plus important dans une position culturelle de premier plan de savoir manipuler l’image avec virtuosité que de savoir produire une œuvre ; même si vous n’êtes bon à rien, on pourra toujours vous flanquer d’une batterie de professionnels de l’ombre qui se chargeront de faire de l’Art autour de vous.

 

Même une fois parvenu vous devez rester Con-artiste, c’est la meilleure manière de collectionner des facettes valorisantes sans avoir besoin de s’initier laborieusement à chacune d’entre elles. Il est plus efficace d’être une idole qui sous-traite le génie à tout un cabinet de production artistique ; le plus vous mentirez pour enfler votre image et votre personnalité, le plus de professionnels s’engouffreront dans votre célébrité accrue et votre momentum artificiel pour donner une matière rétroactive à vos rodomontades. On ment comme on prend un prêt ; on prend l’élan et la visibilité comme une avance d’argent, puis on lui donne son prétexte initial dans la foulée, sur les mois qui suivent.

Et pourtant la conséquence la plus profonde du « Faire illusion jusqu’à parvenir » n’est pas logistique mais psychologique. La génération semble avoir tellement intégré cette idée que : personne ne parvient sans faire illusion, sans rembourrer son image de quelques mensonges, que le mensonge est l’élément d’émulsion inévitable entre deux identités non-miscibles : le soi d’origine et le soi du succès.

 

Tout succès est l’enfant bâtard du destin et d’une imposture. La notion de “syndrome de l’imposteur”, qui fait son apparition simultanément, n’est donc même pas la conscience réveillée d’un imposteur effectif, ni le manque de confiance d’un être réellement méritant ; le syndrome de l’imposteur devient le niveau de santé d’une identité à moitié collectivement fantasmée qui ne se situe plus vraiment dans la chair mais dans un mélange de chair et de discours ambiant la concernant.

 

Vous êtes quelqu’un qui avez réussi à recevoir du monde un qualificatif flatteur, mais il n’est pas en adéquation avec votre palmarès authentique ; vous êtes quelqu’un dont le palmarès est objectivement impressionnant mais le monde de dehors ne vous en sait pas gré. Ces deux exemples sont des situations fondamentalement opposées mais relèvent pourtant tous les deux du syndrome de l’imposteur ; d’un côté un déficit de persuasion, de mensonge, de l’autre un manque de matière.

 

La source du sentiment d’imposture sera donc un déséquilibre entre l’objet et son apparence. Cependant, dans un monde post-DIY, il y aura toujours un manque de matière, car la création elle-même est trop démystifiée pour ne pas voir sa valeur être perpétuellement remise en question. Et dans un monde du « Faire illusion jusqu’à parvenir », on se donne simplement par le faux les moyens de ses ambitions.

 

Dans un cas comme dans l’autre, le syndrome de l’imposteur pourra donc être une maladie heureuse ; dans le premier cas, il découle de la démystification qui vous a permis de créer, dans le second, il est le simple prix à payer de votre cynisme, et le relativisme généralisé de l’époque vous le pardonnera de toute façon, car votre culot est beau à voir.

James Ensor, Ensor aux masques, autoportrait (1899), Musée d’art Menard, Komaki, Japon.

bottom of page