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Marc Augé disparu, souvenir des non-lieux

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27 juillet 2023

Nous avons tous, dans le rayonnage adolescent de notre bibliothèque, un livre intitulé « Non-lieux » et sous-titré « introduction à une anthropologie de la surmodernité », court ouvrage qui avait connu, à sa sortie en 1992, un certain succès, par-delà les cercles strictement universitaires. Le livre a poursuivi sa carrière sur Internet, à la faveur du slogan qui fait son titre ; la notion de non-lieu avait tout pour séduire : l’expression elle-même était une trouvaille maline, et son sens donnait un nom aux sentiments de vide et d’étrangeté qu’il nous arrivait d’expérimenter dans certains lieux, tels les aéroports, les centres commerciaux ou le lobby de grands hôtels internationaux ; nous trouvions spontanément, dans le non-lieu, notre compte. Il était doublé d’une tentative de description de l’époque dans son temps historique ; aux espaces des non-lieux s’ajoutait une temporalité décrite par le concept, novateur lui aussi, de surmodernité : un livre de ce type avait donc pour projet de placer les amorces nécessaires pour enfin tout nous dire sur ce que nous vivions. En amenant sur la table sa proposition de surmodernité, l’auteur se fit belligérant dans une grande bataille pour gagner le privilège de donner au concept de modernité son préfixe définitif ; le post l’emportera finalement, haut la main ; l’auteur devait avoir le souci, comme ses collègues d’alors, de dire la nouveauté d’un monde qu’il était au moins persuadé d’être nouveau, duquel on ne pouvait pas disparaître sans avoir donné une fille à la modernité ; une attitude so ‘90s, quand on y repense aujourd’hui. Marc Augé voyait s’élancer et revenir à lui les rouleaux de la mondialisation, de la planétarisation, de la globalisation – difficile de faire son choix –, sans trop comprendre alors de quoi s’il s’agissait et, surtout, de quoi il s’agira. Ce qui de singulier se manifestait alors ne pouvait être désigné que par des non-lieux en place de lieux, par de la surmodernité en place de modernité, par de la dislocation des communautés de sens causée par le feu d’un Internet kaléidoscopique, par une abondance événementielle inintelligible pour l’historien et l’observateur ; bref, l’auteur voulait dire l’étrangeté de choses qui étaient d’abord et surtout étrangères à l’auteur lui-même. Car après lui, nous sommes venus, et nous vivons dans ces non-lieux, qui sont bels et bien pour nous des lieux comme les autres – ce qui ne signifie pas qu’ils sont chaleureux et qu’on s’y plaît ! L’œuvre de Marc Augé, bien entendu, foisonne au-delà de ce seul ouvrage, mais nous savons que son nom restera irrémédiablement associé aux non-lieux. Cette notion, dans la définition qu’en a donné son inventeur, a perdu, à mon sens, son actualité – sauf, peut-être, pour ceux qui tiennent à affirmer qu’une vieille auberge est fondamentalement et par nature plus authentique qu’un aéroport. Nous pourrions toutefois envisager de la revitaliser en ajoutant à son sens la substance du reproche que je lui fais : un non-lieu est un lieu dans lequel nous n’avons pas encore appris à vivre ; c’est un lieu nouveau, dont nous n’avons pas suffisamment fait l’expérience, dont nous n’avons pas encore décidé s’il est habitable ou invivable, s’il faut le fuir ou s’y établir ; le non-lieu est un état transitoire, un purgatoire pour la spatialité, où se joue le devenir des lieux, entre îles heureuses et enfers climatisés.  

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