C’est un livre traduit du français sans version originale. Le livre d’un homme qui a quitté la terre depuis plusieurs années pour vivre en mer. Il est écrit par Gilles Grelet, un philosophe sans actualité en son pays et comme absent des moteurs de recherche. En cherchant son nom sur Google on trouve pêle-mêle : un article d’anti-phénoménologie de 2004 sous la forme d’un pastiche du Tractatus logico-philosophicus en 7 propositions[1], une mention de 2017 dans Le Télégramme suite à une escale au port de Lorient[2], une biographie sur le site d’un de ses anciens éditeurs, les Éditions Matière[3], une contribution de Juan Asensio de 2007 à l’ouvrage Théorie-rébellion. Un ultimatum dirigé par Grelet ainsi qu’une ancienne note critique de Francis Moury sur le site Stalker[4], et c’est à peu près tout. Publié par Urbanomics, une maison d’édition britannique au catalogue de sorties à venir alléchant, peut-être nouveau, du moins ayant un semblant de vivant quand ici nos nouvelles maisons sont plus frileuses et si frileuses qu’elles ne semblent que supporter la publication d’un auteur mort depuis un siècles ou aux idées pareillement congelées, le livre en question s’appelle Theory of the Solitary Sailor.
L’enseignement de François Laruelle, philosophe français iconoclaste, pratiquant de l’anti-philosophie mort en octobre 2024, informe tout le livre. Certes, l’auteur est en mer depuis des années, certes, cela fait des années que Gilles Grelet a quitté la terre ferme pour vivre sur les mers, certes, la mer habite le texte, mais l’essentiel est théorie, explication avec le temps et le monde ; comme chez Rousseau la rêverie et la promenade, ici la théorie et la voile sont avant tout des méthodes pour tenir le monde à distance. Comme les terres ne sont terres qu’en vertu des mers, comme on ne peut dire qu’il y a des couleurs qu’en vertu du fait qu’elles ne sont pas toutes pareilles, l’anti-philosophie qui dirige le texte entretient un rapport à la philosophie qui n’a pas pour but de s’en passer, mais d’en user, ou d’en délimiter la place. Mieux et aussi, la mer où se balance Grelet est un reflet du monde ; ce qui lui donne plus profondément, dans son vide, dans son incessante attaque contre l’âme et son lessivage de l’esprit, réalité. L’expérience d’isolement radical de l’auteur, sa forclusion dans le silence harassant des lames et sa solitude s’insèrent dans une matrice orthodoxie-hétérodoxie-hérésie. L’orthodoxie et l’hétérodoxie sont les deux faces de la mondanité, l’hérésie est ce qui, par sa volonté d’atteindre à la racine, soutient la mondanité tout en s’y détachant.
Mais la mer est mouvement, elle est inconsistante, elle dévore, elle abrutit ; on voit quelques fois le vague dans les yeux des marins lavés de bleu et entend dans leur hébétude les roulis du navire. La solitude du marin phagocyte, son silence peut rapidement devenir la contrepartie du bavardage en terre ferme. Il y a un silence qui accompagne le bavardage du monde, il faut atteindre à un silence plus radical, un silence qui se parle, pourquoi ? Pour éviter la fétichisation du silence comme revers du bavardage du monde, comme condition de possibilité du monde. Il faut donc un discours dont la fin réside hors du discours et non un silence qui ne sert qu’à assurer le discours. C’est selon Grelet, et après bien d’autres, l’unique façon de préserver le silence. La théorie, l’écriture ponctuelle, est la forme qui lui convient et qu’il oppose au logos, à la dialectique qui toujours ajoute du bruit. Il faut aussi tenir une méthode, régularisation du génie selon Novalis ; l’institution subjectivise, le monde socialise. L’anti-philosophie en son hérésie est tendue vers un idéal angélique. L’ange se tient au ce vide et l’institue, c’est le revers du nihilisme qui ne voit que mensonge dans les institutions et pour qui le vide est vérité. Mais ce vide ne le ronge pas comme ronge la mer, il s’accommode au monde, à la terre ferme, c’est l’ange, le marin, qui radicalement combat l’obscurité de la mondanité, obscur car inhumain.
On l’aura compris, le livre est contre-monde, contre la mondanité, et veut donner à l’homme des ailes et de l’anti-philosophie où il n’a que des mains et de l’ontologie ; la liberté réside dans le fait de n’avoir plus le choix de suivre la loi que l’on s’est donné, c’est l’appétit, les besoins et les désirs du monde qui asservissent et nous font ramper au lieu de voler. Aussi le bateau est-il le symbole le plus exact de la liberté, un asservissement aux conditions et pourtant la subjectivation de l’homme dessus en solitaire.
Aussi la terre d’accroche de Grelet où il mouille parfois est la “Bretagne comme univers”[5] à laquelle il attribue une anti-politique dont suit que le monde lui résiste et qu’elle est là, comme exemple de pays complètement où les hommes sont des sujets de silence et non une masse bavarde. Pourquoi la Bretagne ? Non par naissance, mais par son caractère de finistère, promontoire des anges face auquel le soleil s’incline quotidiennement. Le lieu d’une rencontre presque sexuelle. Et le bateau est un finistère mobile qui ouvre à la gnose hérétique et dualiste de l’auteur. Et comme toute gnose et comme toute hérésie on veut de tout son cœur le faire taire, on trouve ça absurde, on trouve ça idiot, on se demande quelles sont les conditions matérielles de l’expédition, on souhaite interrompre chacune de ses phrases, il nous irrite comme un saint, comme un ange, et c’est son charme.
Avant d’ouvrir ce livre et d’y trouver la voix singulière d’un homme vivant, j’avais entendu son appel. Ce livre existerait non-écrit, on entend sa voix sans l’ouvrir. Qui, dans le silence radical n’est pas capable d’entendre le Théorème de Gilles Grelet fendre les flots, n’a pas d’oreilles. Et je me disais : la mer est immense et comme un refuge abandonné, il doit bien exister encore quelques pirates, des hommes voguant sans but, vivant d’escales sur une étendue d’eau délaissée, balafrée de vraquiers, de porte-conteneurs, abandonné au ciel et à une autre mer, digitale cette fois. Oui, je me disais : il doit bien exister encore quelques mélancoliques pirates : « Naviguer dans la mélancolie, c’est-à-dire rejeter à la fois l’inanité des bons vivants (et même de ceux qui “vivent à fond” en proclamant : “La mélancolie, je n’ai pas le temps” et le cynisme des suicidés vivants. “Oh, je n’ai pas le temps pour ça”) et le cynisme des suicidés vivants. Aucune sagesse, si ce n’est l’abrutissement. Mais peut-être une sainteté sans Dieu et sans salut, une sainteté rien qu’humaine, mélancolique. »
[1] https://shs.cairn.info/revue-philosophique-2004-2-page-211?lang=fr
[3] https://www.matiere.org/auteurs_/grelet-gilles/
[4] https://www.juanasensio.com/archive/2007/09/11/theorie-rebellion-gilles-grelet-juan-asensio.html
[5] Saint-Pol-Roux.
Gilles Grelet, Theory of the Solitary Sailor, Urbanomic (2022).