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Les drôles de réceptions du comte Tolstoï I

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12 juillet 2023

En 1928, centenaire de la naissance de Léon Tolstoï, Charles Salomon fait paraître aux éditions Bossard une version française des Quatre livres de lecture. Il s’agit d’un recueil de contes et de fables que l’écrivain russe « compose » — il invente, il réécrit, il traduit — de 1869 à 1872 à destination des écoliers de Iasnaïa Poliana.

Ces textes sont adaptés au contexte russe, le plus souvent sans mention des originaux. Tolstoï ne met pas tout le monde à égalité. Pour certains, il nomme l’auteur : ceux d’Ésope et d’Hérodote par exemple ; pour d’autres, il se contente de l’indication conte populaire, source indienne ou arabe. En préface, le traducteur illustre la désinvolture avec laquelle Tolstoï traite la propriété intellectuelle en s’appuyant sur une œuvre externe au recueil : le récit Où se trouve l’amour, là est Dieu (Gdie Lioubov, tam i Bog).

Il s’agit d’un conte de Noël narrant le réveillon d’un savetier, Martyn Avdiéitch, qui retrouve la foi malgré le désespoir causé par la mort de sa femme et de ses enfants. La version originale de ce texte, intitulée Le Père Martin, paraît en français en 1882. Il semble avoir été traduit sans nom d’auteur vers le russe par l’anglais en 1884 sous le titre L’oncle Martin (Diadia Martyn) pour atterrir dans un journal prolétaire : L’ouvrier russe (Rousski Rabotchi). Il est alors remarqué par Vladimir Tchertkov, confident et éditeur du romancier, qui lui suggère de l’adapter. Tolstoï s’exécute, le récit est publié en russe, traduit en plusieurs langues, dont le français, et parvient en 1888 à la connaissance du premier auteur : un pasteur protestant du nom de Ruben Saillens. Celui-ci écrit à Tolstoï, qui s’excuse. L’affaire est oubliée, si bien oubliée que le titre de l’original est ignoré de Salomon — a fortiori du public — lorsqu’il écrit quarante ans plus tard.[1]

Ces lacunes sont bientôt comblées par un écrivain neuchâtelois, Jaques Henriod, qui, dans une lettre datée du 9 janvier 1928, révèle à Salomon le nom de la source de Tolstoï. Cet échange est le point de départ d’un nouvel effort du traducteur qui publie en novembre un article dans la revue scientifique Le Monde slave, d’une part pour compléter l’exposé des faits — Salomon prend contact avec le père Saillens au printemps —, d’autre part pour comparer l’adaptation du romancier russe à l’original français.

Mais ce correctif s’accompagne de remous médiatiques tout à fait surprenants. En novembre 1928 sortent une dizaine d’articles dans la presse française, suisse et de l’émigration russe consacrés à l’affaire du « plagiat de Tolstoï »[2].

On peut citer quelques noms :

  • Figaro : Pierre-Paul Plan, conservateur à la Bibliothèque de Genève et préfacier de la correspondance générale de Rousseau 

  • Journal des Débats : Henry Bidou, correspondant de guerre qui suit le gouvernement à Vichy pour continuer sa chronique (et meurt là-bas) 

  • Feuille d’avis de Neuchâtel : Jaques Henriod, déjà mentionné.

  • Le petit Toulousain : Jean de Pierrefeu, journaliste au service de l’armée française, directeur de la revue nationaliste Cahiers de la jeune France qui renouvelle en 1940 son adhésion à Pétain.

  • Poslednie novosti (titre le plus populaire dans l’émigration blanche) : Sergueï Volkonski, critique littéraire et ancien directeur des théâtres impériaux à Pétersbourg.

Leurs interventions sont des panégyriques. « C’est un des plus purs chefs d’œuvres de Tolstoï »[3], s’exclame Bidou. « Un des plus célèbres récits de Tolstoï »[4], renchérit Pierre-Paul Plan à propos de ce conte qui est pourtant inconnu du grand public avant 1928.

On pourrait penser que ces boniments font partie des figures imposées de la réception, et l’on se souvient que Schlumberger disait, un an après la mort de l’auteur de Guerre et Paix, qu’il ne fallait en parler « qu’avec respect »[5]. Il est cependant tout à fait possible de dire du mal de l’écrivain à cette époque en France. Copeau et Gide tiennent peu compte des recommandations de leur collègue de la NRF et se sont depuis longtemps déterminés en faveur de Dostoïevski. L’auteur des Faux-Monnayeurs se montre particulièrement virulent :

« Le désistement de Tolstoï en tant qu’artiste s’explique aussi par le déclin de ses facultés créatrices. S’il eût porté en lui encore quelque nouvelle Anna Karénine, on peut croire qu’il se fût moins occupé des Doukhobors et qu’il n’eût pas médit de l’art. Mais il sentait sa carrière littéraire achevée ; sa pensée n’était plus gonflée du flux poétique. Déjà Résurrection marquait un sensible déclin. Qui pourrait regretter qu’il ne nous ait pas donné d’autres œuvres de décadence  ? ».[6]

La thèse « décliniste » soutenue ici par Gide fait son chemin dans la critique française, figure d’une opposition dépassée entre le romancier génial et le penseur obscur que l’on retrouve même chez des admirateurs comme Romain Rolland. Pour simpliste et datée qu’elle soit, cette grille interprétative conditionne la réception de Tolstoï dans les cercles littéraires les plus en vue de l’époque. Or elle est absente de la prose de Bidou ou de Plan, et le fait de ne pas la croiser, fût-ce par allusion, est un indice de leur caractère périphérique.

Les éloges de nos chroniqueurs s’accompagnent de comparaisons hiérarchiques : d’un côté le petit récit de Saillens, de l’autre le chef-d’œuvre de Tolstoï. Les articles s’accordent à faire passer la frontière de la littérarité quelque part entre les deux textes, et le ton devient vite condescendant à l’égard du pasteur :

  • Bidou : « Tolstoï ne faisait que recopier, en le transformant avec génie, un récit »

  • Henriod : « En outre, et surtout, le récit de Saillens (qui le dit lui-même) n’avait pas de prétention littéraire, Tolstoï en a fait une œuvre d’art. Pour sentir tout ce qu’il y a mis de génie, même dans les détails, il suffit d’en lire deux ou trois pages. »

  • De Pierrefeu : « Le génie d’écrivain de Tolstoï éclate ici, en effet, avec une splendeur que le texte plagié met singulièrement en valeur. Et la confrontation sur deux colonnes du récit de M. Saillens et de celui du maître russe fournit l’occasion de surprendre le mystère de cette transmutation magique, d’admirer la démarche secrète et fascinante d’une inspiration d’écrivain qui sans effort vivifie et transfigure la matière qu’on lui apporte. »[7]

Ces jugements de valeur n’ont pourtant rien d’évident. Les deux textes appartiennent pratiquement à des genres différents et celui de Saillens se rapproche davantage du conte religieux que visait Tolstoï. La voix narrative est incarnée (« Vous ne connaissez pas le père Martin  ? »), s’adresse au lecteur, crée l’intimité d’une conversation avec un public, tandis que le Russe use d’une narration impersonnelle (« Il se trouvait dans une ville un certain Martin Avdiéitch »), conformément à son style romanesque. Cette transformation s’accompagne d’un changement des temps du récit. Saillens opte pour l’alternance présent/passé composé typique de l’oralité, Tolstoï pour le passé russe qui devient imparfait/passé composé en français.

Par ailleurs, le Russe abrège des moments sur lesquels le Français s’appesantit : la description de l’habitat du savetier occupe tout un paragraphe chez Saillens. Tolstoï, lui, s’en débarrasse en une phrase, se concentrant sur le détail du soupirail, qui devient l’interface tronquée à travers lequel Martin Avdiéïtch accède au monde. Il n’y a pas de fenêtre dans la pièce que décrit Saillens et si le savetier « sait où le soulier blesse » ses clients, ce n’est pas parce qu’il les voit ou qu’il les reconnaît à leur passage — le narrateur nous dit d’ailleurs que sa vue faiblit —, mais parce que le texte place déjà Martin dans la situation de la confection. On peut supposer que ces différences entretiennent quelque rapport avec le passage de la narration incarnée de Saillens à l’impersonnalité de Tolstoï.

Le romancier Henri Bourgerel est le seul de l’entourage de Salomon à donner sa préférence à Saillens. Mais il est intéressant de constater qu’il choisit de le faire par lettre et non par voie de presse : « Tolstoï, à mon sens, alourdit ce joli conte d’inutiles de détails réalistes ; puis il abuse des citations bibliques. La sobriété du Français m’a séduit davantage et la délicate tendresse du père Martin m’a plus ému que la charité un peu… banale du rataconneur russe. » En particulier, Bourgerel a le mérite de distinguer dans ces textes deux affects religieux bien différents : « la croyance vient au cordonnier de Saillens d’une pure émotion sentimentale, tandis qu’elle vient à celui de Tolstoï d’une crainte religieuse qui s’inspire d’une sorte d’égoïsme posthume (ai-je bien bâti ma maison sur le roc ?) ».[8]

S’il a été si difficile pour ces éditorialistes de prendre le texte du pasteur français au sérieux, ce n’est pas seulement à cause d’une admiration automatique pour le grand écrivain. Ces comparaisons hiérarchiques ont une fonction : les trois journalistes conservateurs en ont besoin pour rendre le plagiat de Tolstoï acceptable.

Car si la première faute était involontaire, l’écrivain a par la suite sciemment méprisé les droits de Saillens. Après avoir répondu à sa lettre, il se borne à indiquer dans les éditions russes qu’il a fait un « emprunt à une traduction faite du français »[9], mais ne mentionne pas le nom de sa source. Lorsque celui-ci revient le voir, dix ans plus tard, pour lui demander de préciser cette information dans les traductions (et probablement une part des bénéfices), il répond, non sans une certaine mauvaise foi, qu’il lui est « impossible de contrôler » la diffusion de son texte à l’étranger. L’argument semble fallacieux quand on sait que l’écrivain a des contacts fréquents avec ses traducteurs américains, par exemple.

Il semble bien qu’il y ait chez Tolstoï une volonté de ne pas identifier sa source. Pourquoi  ? Parce que l’écrivain considère que la propriété intellectuelle est secondaire lorsqu’il s’agit de textes à visée édificatrice. À ses yeux, les œuvres utiles doivent circuler gratuitement et anonymement. C’est justement ce qu’il fait dans ses recueils d’aphorismes et ses livres de lecture.

Le tort des articles de novembre 1928, c’est qu’ils s’emploient à vider ce plagiat de sa signification éthique. Il devient une simple « négligence », d’autant plus excusable qu’elle est commise par un représentant de la proverbiale âme russe… Dans son article pour Le Monde slave, Salomon suggère que l’écrivain serait victime d’une supposée absence de culture juridique de son pays[10]. Cité par Pierre-Paul Plan, il abandonne toute précaution : « Commis par un Français, commis par un Russe, le même acte n’a pas la même portée morale. »[11] Or cet argument relativiste ne tient pas debout : le droit d’auteur existe en Russie depuis 1828 ; Tolstoï a étudié le droit à l’Université de Kazan ; Salomon, qui l’a côtoyé et lui-même docteur en droit, sait que l’écrivain n’a pas « oublié » cette dimension de son travail, mais a publiquement renoncé à ses droits d’auteur pour ses œuvres d’après 1881.

 

Reste le mystère de cette sociologie. De Pierrefeu et Bidou ont un parcours biographique marqué à la fois par la chose militaire et le nationalisme : le premier est un nietzschéen en métaphysique et un partisan de la guerre de mouvement en stratégie. Le second, réformé après un accident de cheval, prend sa revanche en devenant correspondant militaire et professeur à l’École de Guerre. Comment lisent-ils Tolstoï  ? Que retirent-ils d’un écrivain pour qui non seulement le conflit armé, mais toute forme de violence est un mal en soi  ?

On peut s’étonner que ces journalistes aient manifesté un tel dédain pour Saillens. Ils ont beaucoup en commun avec lui : ce sont des patriotes — le pasteur publie en 1885 un essai intitulé Dieu protège la France dans lequel il compare son pays à un nouvel Israël — qui ne voient pas de contradiction entre leurs émotions temporelles et spirituelles. Tolstoï, lui, a beaucoup écrit contre ce type de croyant. Son admiration pour le protestantisme se limite à quelques groupes — les quakers et les anabaptistes par exemple — qui sur la base d’une interprétation littéraliste du Sermon sur la Montagne (« tu ne prêteras pas serment », « tu ne tueras point ») assument de devenir des objecteurs de conscience. Quel écart entre le nationalisme évangélisé de Saillens et la non-résistance au mal par la violence  ! Il suffit de lire :

« On a tort de dire que la doctrine chrétienne ne concerne que le salut personnel et ne concerne pas les questions collectives et politiques. Ce n’est là que l’affirmation hardie et purement verbale du mensonge le plus évident, qui s’effondre dès que l’on y réfléchit sérieusement. Très bien, me dis-je, je ne résisterai pas au mal, je tendrai la joue dans ma vie privée. Mais voilà qu’un envahisseur se présente ou que l’on opprime des peuples et l’on me demande de participer à la lutte contre les méchants : d’aller les tuer. Et il est inévitable pour moi de résoudre cette question : en quoi consiste le service de Dieu et en quoi consiste le service du tohu  ? Aller à la guerre ou ne pas y aller  ? »[12]

 

 

[1] Les choses sont un peu plus complexes. Dans sa préface, Salomon s’appuie sur une lettre qu’il croit être de Tolstoï à l’auteur original :

« Cher Monsieur,

Je ne me souviens plus pourquoi je n’avais pas indiqué la source d’où j’avais pris le récit du Père Martin que j’avais, il y a nombre d’années, traduit du français et adapté à la lecture enfantine. Je m’empresse de le faire à la suite de votre lettre. »

L. N. Tolstoj, Lettre citée par Charles Salomon, Préface aux Quatre livres de lecture, Paris, Bossard, 1928, XLV

Il s’agit d’un quiproquo. On sait grâce aux commentaires de l’œuvre complète de Tolstoï en quatre-vingt-dix volumes que cette lettre est une version préparatoire d’une autre lettre datant du 16 janvier 1909 adressée à une certaine Mary Fenner, qui connaît l’auteur du récit, et lui écrit plus de vingt ans après Saillens. Pourquoi Tolstoï a écrit « Cher Monsieur », parce que la lettre est signée « M. Fenner ». C’est Nikolaï Goussiev, ancien conservateur du musée Tolstoï, qui corrige ce « Monsieur » en « Madame ». Si Salomon se trompe, c’est parce qu’il s’appuie sur un recueil de lettres composé par l’écrivain Pavel A. Sergueïenko, biographe de Tolstoï, et édité par Alekseï E. Grouzinski en 1912. Or ces lettres sont datées de façon fautive (Grouzinski la situe « quelque part à la fin des années 1880 ») et le recueil ne mentionne pas l’identité du destinataire.

En résumé, lorsqu’il écrit sa préface, Salomon ignore le nom de la source française bien qu’il existe des gens qui à ce moment-là la connaissent. C’était d’ailleurs le cas de Grouzinski qui avait publié un article à ce sujet en mars 1913 dans la revue Golos Minuvshego, en s’appuyant sur d’autres documents pour expliquer tout ce que réexplique Salomon en 1928.

Par ailleurs, en citant cette lettre de 1909, Salomon donne l’impression que Tolstoï considère qu’il a lu la source il y a « nombre d’années », alors que la publication d’Où est l’amour là est Dieu date de 1885, c’est-à-dire seulement trois ans après la publication de l’original français. Autrement dit, le traducteur donne accidentellement l’impression que Tolstoï est en train de mentir, ce qui n’est pas le cas. Jusqu’à la fin de l’affaire du plagiat de Tolstoï, cette erreur ne sera pas comprise — dans son article ultérieur pour Le Monde slave Salomon commet la même erreur de datation. Et ce n’est que grâce au dossier du tome 79 des œuvres complètes de Tolstoï (1955) et au travail de Nikolaï Goussiev que l’on pense que ce brouillon de lettre date en fait de beaucoup plus tard.

[2] Les coupures de presse sont conservées dans les archives de l’Institut d’études slaves (9, rue Michelet, Paris) : fonds Charles Salomon, boîte 1, recueil factice LNT 6 (2).

[3] Henry Bidou, « L’emprunt et le génie », Journal des débats, 1er novembre 1928

[4] Pierre-Paul Plan, « Un “plagiat” de Tolstoï », Le Figaro, 3 novembre 1928

[5] Jean Schlumberger, note sur la traduction du Cadavre vivant, NRF, n° 35, novembre 1911, p. 632

[6] André Gide, « Pages de Journal (1932) », in NRF, n° 260, mai 1935, p. 665

[7] Jean de Pierrefeu, « Tolstoï plagiaire », Le petit Toulousain, 28 novembre 1928

[8] Henri Bourgerel, Lettre à Charles Salomon du 27 novembre 1928, Fonds Charles Salomon de l’Institut d’études slaves, LNT 6 (2)

[9] Lettre à Ruben Saillens du 20 mars 1899, Œuvres complètes de Léon Tolstoï en 90 volumes, t. LXXII, p. 99 (en français dans l’original)

[10] Charles Salomon, « Une source de Tolstoï : le Père Martin de M. Robert Saillens », Le Monde slave, 1928, t. III, Les Presses universitaires de France, p. 247-283

[11] Pierre-Paul Plan, cf. supra.

[12] En quoi est ma foi  ?, Œuvres complètes de Léon Tolstoï en 90 volumes, t. XXIII, p. 317 (traduction personnelle)

 

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