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Poor Things, mode d’emploi pour un corps né vieux

19 janvier 2024

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Je suis enclin à penser que le choix de l’actrice, sorte de statue de cire laissée trop près de la fenêtre, comme grande égérie de la sacrosainte exploration féminine, de l’enfance donc, a quelque chose de profondément délibéré. À une époque où l’adolescence n’est plus une transition mais une période indéfinie qui durera aussi longtemps qu’on sera en mesure de ne pas entrer dans le monde de la production et de la praxis, le choix d’une viande sèche pour représenter l’innocence est une expression particulièrement sincère du Zeitgeist qui ne cherche de toute façon qu’à s’auto-sublimer. C’est typiquement, d’ailleurs, une idée qui bénéficierait d’un traitement moins onirique, si l’on voulait l’exploiter pleinement ; en soit cela n’a rien de particulièrement répréhensible pour une époque de se négocier une raison d’être dans les replis de sa laideur, mais cela a peut-être quelque chose de malhonnête de toujours en appeler au rêve pour raffiner une substance avant de l’assumer.

 

On a donc un personnage qui est la femme-enfant la plus littérale qui se puisse concevoir : le cerveau de la femme est ôté par la chirurgie magique d’un dix-neuvième fantasmé, pour être remplacé par celui du nouveau-né qui va donc vivre une sorte de petite enfance accélérée dans un corps déjà usé, déjà lourd de tous ses attributs sexuels secondaires. Dans cette séquence, c’est surtout la gestuelle de l’enfance (mauvaise coordination, marche laborieuse, bégaiement constant) qui va venir enrober des préoccupations très vites de l’ordre de l’adultat, c’est-à-dire érotiques et épistémologiques. Le personnage de Bella veut jouir et il veut connaître, connaître par le corps essentiellement, démystifier en touchant[1] ; le premier point de contention entre Bella et l’enfance qu’on lui propose pour s’épanouir, c’est la limite géographique du manoir de Papa. Ensuite vient la question de l’Érotisme que l’on tente de contenir en la fiançant à son baby-sitter ; cependant, par une opération du Saint-Esprit qui n’a son origine dans aucun discours ambiant, la jeune fille décide que cela ne convient pas, que l’Érotisme nécessite lui aussi une exploration étendue, dont on la priverait en délimitant sa zone trop tôt. Par le truchement de l’amant, elle peut fuguer de chez le père, découvrir Lisbonne, son corps et la Méditerranée. On déploie bien entendu une idée de la sexualité qui est tout à fait amputée de la dimension reproductive ; dans les dizaines d’accouplements fiévreux représentés à l’écran tout au long du film, la possibilité même d’une grossesse semble tout à fait non-existante, même la grossesse accidentelle semble évacuée du champ des possibles ; la jeune vieille a la naïveté concupiscente de la demoiselle et la stérilité de la douairière.

 

Très tôt, donc, l’amour de l’homme est représenté comme une prison qui entrave l’exploration empirique, comme quelque chose qui étoufferait le désir conquérant de la jeune fille. Reste à comprendre : l’amour par lequel Bella explore, c’est un amour profondément mécanisé, c’est une hygiène qu’on pratique avec n’importe quel inconnu, tous les partenaires étant aussi interchangeables que le seraient les outils d’une masturbation ; Bella ne tombe pas amoureuse et les sentiments des autres sont une donnée futile, carrément ridicule que ces idiots d’hommes ne peuvent s’empêcher de développer, comme un embarrassant bubon qui leur donnerait l’air vraiment comique. Tout cela n’a strictement rien de déprimant : tout cela est vécu dans la bonne humeur enfantine et enthousiaste d’une femme autiste qui comprend le monde avec la sagesse du bon sauvage. Au fur et à mesure, la naïveté de Bella devient une chose plus ambigüe qui est représentée comme une sorte d’intelligence, son manque de compréhension des mœurs se mue en une sorte de condescendance, largement approuvée par les personnages plus sérieux. Et l’amant obsédé de promener sa jeune vieille à travers la Méditerranée.

 

L’approfondissement du monde et des perspectives se suffit entièrement à lui-même ; la question d’un jour justifier toute cette exploration par une quelconque production de richesse ne sera jamais à l’ordre du jour. Il n’y a aucune nécessité de production où que ce soit et aucune gêne vis-à-vis de l’absolue inconséquence qui sous-tend notre petite éducation sentimentale de jeune autiste. Chaque fois qu’un homme aime Bella, il cherche à lui imposer des limites, c’est l’amour comme séquestration. L’exploration et les bons sentiments de la jeune vieille tiennent une place dans la hiérarchie cosmologique qui occulte puissamment toute considération matérielle ; le principe de réalité n’existe pas, car le corps n’a pas de limites et pas d’entrave. La sagesse intrinsèque du corps féminin ainsi que la pureté de l’inexpérience s’allient pour former une sorte d’innocence docte, le « je ne sais rien, mais vous êtes ridicules ». Quand la jeune vieille découvre, telle Siddhârta, l’existence de la misère, le désarroi est vécu de manière purement émotionnelle, la réaction tient du vœux pieu, de l’exorcisme ; on prend tout l’argent de l’amant lourdingue et risible pour le balancer dans la léproserie. On ne se soucie pas des conditions matérielles de l’existence (qui de toute manière n’existent pas), des tenants et aboutissants du problème de la misère, de ses ramifications politiques, psychologiques, morales. L’action cathartique de balancer l’argent des gens ridicules sur le bidonville achète une trêve qui sera en fait un armistice puis presqu’un traité de paix puisque la question de « changer le monde » devient une préoccupation périphérique et particulièrement tranquille de l’exploration qui reprend.

 

Le nébuleux bon sentiment aura raison du pessimisme, l’hédonisme et les vertus d’émotions écraseront Schopenhauer qui n’est plus qu’un « scared little child », qui ne comprend pas la richesse fondamentale de l’immanence.

 

La sexualité n’étant que friction des carcasses, aucune gêne n’est éprouvée lorsque, rattrapée par la dimension pécuniaire de l’exploration, il s’agit enfin d’offrir son corps au portefeuille des vieux bedonnants. Nouvelle prison de l’amour masculin sous la forme du bordel parisien, mais rassurons-nous : la naïveté est sagesse, le mépris des mœurs n’est pas du cynisme et nous accèderons à une prostitution heureuse, prostitution scientifique, intellectuelle. Le toucher accède enfin au kaléidoscope charnel tant désiré depuis le début de l’exploration. L’érotisme est mis à profit et les bon-sentiments sont assouvis par la fréquentation des vendredis du Parti socialiste (littéralement).

 

La maquerelle est un personnage positif qui enseigne à la belle ce que c’est que la sénescence et la nécessité des douleurs atroces et interminables pour tout épanouissement. Une certaine maquerelle à qui l’on aurait envie de présenter quelques schizophrènes et autres gens brisés pour lui demander ce qu’il en est de la lumineuse sagesse qu’elle promet à la protagoniste à l’issue des souffrances abyssales ; c’est une certaine obsession de l’auteur sentimental ou élégiaque de toujours présenter la catabase comme quelque chose qui doit forcément bien se terminer, quelque chose où l’on ne perd jamais son âme ou sa capacité au bonheur, quelque chose dont on ressort systématiquement réincarné en créature puissante et voluptueuse.

 

Bien que ce ne soit pas notre propos essentiel, il faut cependant dire un mot de la quantité de lieux communs que le film est en mesure de produire à la minutes : personnage autiste incorrigible (The Bridge, Sheldon Cooper, n’importe quelle série d’animation japonaise), vieil inventeur prométhéen qui fusionne des carcasses de porcs avec des carcasses de poules (The Mighty Boosh, épisode 2), tous les éléments de steampunk qui n’ajoutent strictement rien de nouveau à cette tradition hormis la trouvaille occasionnelle du concept artist qui s’est chargé des décors, la querelle des naïfs et des pessimistes bas de gamme, la blague éculée sur les hommes trop langoureux (HIMYM), le bourreau des cœurs viré amant éconduit (Liaisons dangereuses + n’importe quelle rom-com du XXIème siècle ; des dialogues au contenu narratif, il n’y a vraiment rien qui échappe au ready-made. Un film aussi profondément in-original, qui ne fait qu’additionner des truismes, ne cherche bien entendu qu’à faire du collage en présentant une hiérarchie de valeurs qui octroie des bons points et des mauvais points à des symboles sur pattes, inventant laborieusement de l’optimisme à un monde sans fraîcheur.

 

La seule fois du film où, pour ce qui est des décors, l’Occident est représenté en son dix-neuvième historique, c’est pour montrer le père/mari de Bella (père du cerveau, mari du corps). Il s’agit du seul personnage véritablement malveillant du film, du seul homme qui ne soit pas juste un idiot comique, mais un salaud. On le voit prendre plaisir à humilier ses serviteurs qu’il doit menacer d’un révolver pour ne pas se faire agresser par eux. Il a pour projet de faire exciser Bella, puis de l’inséminer (première mention de la notion de grossesse de tout le film, je précise). Dans ce monde, il n’y a donc pas vraiment de coexistence du désir et de la reproduction, la reproduction est une énième cage où l’on veut enfermer la féminité, annihilant toute possibilité de bonheur pour la vieille jeune Bella. On apprend même que le corps enceint de Bella s’est suicidé à cause de son horreur de la maternité, à cause du « monstre » qu’il avait dans le ventre, sentiment tout à fait cautionné d’ailleurs par Bella, ça n’est pas le problème.

 

Mais par un enchaînement de circonstance, l’on parvient tout de même à avoir le dessus sur l’horrible vieil Occident personnifié, exciseur et reproducteur : on le lobotomise et on le lâche dans le jardin où il mange les feuillages à quatre pattes pour le restant de ses jours. On le remplace par le plus inoffensif de tous les hommes ridicules du film, le baby-sitter initial qui accepte finalement de servir de paillasson aux explorations de Bella sans même concevoir le moindre ressentiment.

 

Finalement, un paysage d’hommes dociles, parfois docilisés, où la jeune Bella, rentrée en Angleterre, a fini par sécréter une vocation, la médecine, qu’elle étudie en compagnie de ses amis, c’est-à-dire son baby-sitter promu au rang d’amant tiède mais loyal, son ancienne collègue du bordel parisien et le personnel du manoir qu’elle a reçu en héritage à la mort de son inventeur de père… En attendant que la justice sociale ait achevé de réparer le monde avec ses impôts et, on l’imagine, la modeste contribution de son scalpel, Bella prend le thé dans son jardin, passe le temps et se désennuie comme elle peut. Elle est venue, elle a vu, maintenant elle est un peu fatiguée mais accomplie, accomplie sans accomplissement. Le samsara bouillonne de damnations nouvelles tous les jours, mais les langueurs de la vie bourgeoise sont exquises et tranquilles ; on saura d’ailleurs les épicer d’un peu de sexe et de bons sentiments, de quelques protestations ferventes avant d’aller à nouveau se reposer, reprendre des forces pour les garden-parties de demain. Qui irait à présent contester sa morgue à la belle autiste qui n’a jamais été jeune, jamais été pure et qui a pourtant découvert une éternelle jouvence dans l’incohérence heureuse et la consumation des autres ?

 

[1] Barthes, Mythologies (1957).

Poor Things (Pauvres créatures, sorti en France le 17 janvier 2024)

de Yórgos Lánthimos

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