Aujourd’hui, comme je me suis réveillé en mauve, j’ai eu envie de rouvrir les livres de Pierre Loti. Comme un enfant qui se déguise, il est toujours reconnaissable sous ses costumes ; à chaque page, à chaque pays, à chaque intrigue on se dit : c’est encore lui. Son Roman d’un enfant est son chef d’œuvre, c’est une enfance très douce et très libre, une éducation des sens et du désir, tout est désirable et très enviable ; on comprend que l’Orient lui ait été un tel enchantement. Si je devais recommencer, je commencerais par-là, et je pourrais m’y arrêter : il y a tous ses livres et sa personnalité en puissance dans ce petit livre de la maturité. Le chêne s’est penché sur ses glands en courts chapitres égrenés à ses pieds, il a souri. Cependant il faut le voir pousser partout. Qui a grandi proche d’une forêt d’Île-de-France sait la joie des chênes, qui a voyagé un peu connaît l’immense plaisir de voir cet arbre ailleurs, il n’est jamais le même et toujours beau. Ainsi sont les voyages de Loti et ses goûts. Car c’est avant tout un homme de goût à la musique très sûre mais au pinceau plus sûr encore. Loti est un magicien des couleurs, il peint une ville en trois teintes, et des teintes rares. Il aime la lumière diaphane, que le brouillard, la brume ou la poussière estompent les couleurs trop vives du soleil, il aime la mer et ses embruns. Or il a la tendresse virile. Quand on lui demandait ses auteurs en prose favoris, Proust disait : Anatole France et Pierre Loti. À bien des égards Loti annonce Proust et dit en une ligne ce que Proust déplie en tomes… Morand disait pour ceux qui en doutaient que Proust était fort et qu’il n’hésitait pas à frapper. Autant on peut en douter pour Proust, l’homme malade et faible par excellence, et le témoignage de Morand nous fait sourire autant qu’il nous charme, autant la biographie de Loti, sans l’assurance d’un ami ou de personne, suffit à nous convaincre. Il est allé partout, il a tout vu, la mort la vie, le nord le sud, le noble l’ignoble, tout. Et il a la pensée vivante, jamais lourde, la théorie incarnée des hommes d’actions qui n’ont plus rien à prouver.
Mais justement, il y a de violentes passions dans les infimes nuances de son pastel ; dans la délicatesse de ses mains à décrire l’irréversible ouverture des secrets de l’Orient au regard d’Occident, — à Pékin avec l’armée, à Stanboul dans les harems, — il y a toute la curiosité et la barbarie des hommes de l’Ouest et du couchant. Il passe son temps à se lamenter de ce que ce qu’il contribue à faire voir et à souiller soit vu et souillé, mais il immortalise sans doute ce qui était destiné à être soumis au joug commun de l’industrie, de la technique et de l’économie, et de tout ce que cela apporte de mode, de laideur et d’uniformité aux traditions si variés, si riches et si belles des peuples. C’est plus fort que lui, c’est un colon attendri, secrétaire de l’histoire du siècle et de l’explosion des derniers verrous, des derniers sacrés, des ultimes pudeurs. — Alors vieil homme et toujours vif, il part en terre sainte, et ça n’est pas la ville sainte qui le séduit, ni les monuments millénaires de la foi des hommes, c’est le désert, toujours changeant, inhabité, inexploité, encore impropre à la consommation. C’est le désert dont l’ascèse enivre et ses couleurs qu’il nous peint enfin, son silence qu’il nous chante. Voilà : le désert croît, Loti l’aura dit aussi et mieux que personne.
Illustration : Edmond de Pury, Jeune pêcheur (1886).