Ce film porte vraiment bien son titre. On aurait pu penser, connaissant le reste de l’œuvre de Christopher Nolan, qu’un film sur l’atome serait l’occasion du plus grand déploiement du versant esthétique de son œil, et de la réalisation des plans les plus époustouflants, les plus abstraits aussi, les plus purement visuels. Il n’en est rien. C’est que justement, le film n’est pas sur l’atome, ou sur la bombe atomique et son élaboration, mais bien sur un homme : le physicien américain Julius Robert Oppenheimer (1904-1967), et trois heures permettent d’en suivre la vie, d’en creuser la biographie.
Le spectaculaire visuel, le ballet des atomes et la tempête de leur déchaînement n’occupent en fin de compte qu’une petite part. Pour des spectateurs qui croiraient voir “un Interstellar de la bombe”, ils devront se contenter de quelques visions au début du film, qui sont celles on suppose qui hantent le jeune Robert durant ses études à Cambridge, auprès de Niels Bohr (1885-1962, prix Nobel de physique en 1922 pour ses apports à la structuration de la mécanique quantique), interprété par Kenneth Branagh. L’autre grand moment visuel est évidemment l’explosion de la première bombe atomique “Trinity”, à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, le 16 juillet 1945. La scène elle-même dure moins d’une minute, suspendue au déploiement des terrifiantes volutes de feu atomique. La bande son est muette, si ce n’est qu’on entend les battements cardiaques de l’équipe de scientifiques qui assiste à cette première, concrétisation de trois ans d’efforts. On aurait pu croire que ce moment-là du film serait justement l’occasion pour Hans Zimmer de donner à entendre une facette nouvelle de sa créativité ; mais c’est à Ludwig Göransson que Nolan a confié le soin de composer la bande-son de son film. Celle-ci est plutôt discrète, du reste, car le film n’est précisément pas : spectaculaire.
En effet, on pourrait dire qu’avec Oppenheimer, Christopher Nolan livre son film le plus psychologique, le plus centré sur l’intériorité d’un personnage, ses tourments, et son rapport au monde extérieur, aux autres. Relations entre Oppenheimer et ses femmes, “Kittie”, son épouse, et Jean Tatlock, sa maîtresse communiste — avec ses clairs yeux de biche (le choix de Cillian Murphy, pour l’incarner, est une réussite), l’homme était moins chaste qu’on l’aurait pensé — ; relations entre Oppenheimer et le général Leslie Groves (1896-1970), responsable en chef du projet Manhattan, incarné par Matt Damon, très juste dans le rôle du soldat bourru, agacé par les hommes de science et d’abstraction, mais fasciné par leur brio ; relations avec le collège de ses confrères, à qui l’opposent tant des points de vue scientifiques que politiques : quelle méthode de fission de l’atome employer ? est-il juste de fabriquer la bombe pour l’utiliser ?
Le cas de conscience parcourt tout le film, d’autant plus que l’explosion elle-même intervient à sa moitié, toute la seconde partie racontant le reste de la vie d’Oppenheimer. Le “père de la bombe atomique”, ainsi que le surnomma assez vite la postérité, regretta peut-être toute sa vie d’avoir ouvert la boîte de Pandore. Il fera sien le vers de la Bhagavad-Gita : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes »… Le détail de la théorie scientifique présidant à l’élaboration de l’effroyable puissance de destruction étant assez peu étudié, le film est donc avant tout un drame psychologique.
Le reste de la tension vient du duel entre Oppenheimer et l’administration américaine, qui n’aura de cesse, après la guerre, de tâcher d’affaiblir celui qui lui avait rendu un si terrible service. Il y a qu’après les explosions d’Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945), Robert Oppenheimer adopta des positions très critiques sur la “prolifération nucléaire”, et en particulier sur le développement de la “bombe H”, la bombe à hydrogène. Ce revirement lui valut de tenaces inimitiés au sein de l’appareil d’État américain, pour qui toute contestation de la course à la suprématie atomique revenait de facto à un soutien implicite avec l’ennemi, quel qu’il soit, mais surtout s’il est soviétique. Et comme on a pu penser qu’Oppenheimer avait eu, avant-guerre, des sympathiques “de gauche” (en faveur des républicains espagnols en particulier), pour ne pas dire communistes, que son propre frère avait été membre du parti… On comprend à la toute fin du film le rôle ambigu qu’aura joué, au service de sa propre ascension, le président de la commission de l’énergie atomique, Lewis Strauss (1896-1974), interprété par un Robert Downey Jr. méconnaissable. La dernière partie du film tient davantage de la partie d’échecs que de la féérie pyrotechnique.
Le nucléaire est un thème à la mode, à l’heure où les (faiseurs d’)opinions publiques occidentales aiment à se faire peur avec l’idée de Troisième Guerre mondiale. Ainsi, la bombe apparaît dans le dernier Mission Impossible (voir sur ce film la note de notre confrère Pierre Rimbachkopf). D’autres productions du moment semblent insister sur ce gadget scénaristique… et militaire. Même le compte X (ex-Twitter) du film Barbie a diffusé une image de la poupée blonde regardant de loin un champignon nucléaire rose ! Voudrait-on faire comprendre au spectateur d’Occident que l’A ou l’H seront peut-être avant longtemps d’actualité ? À cet égard, le film Oppenheimer a sans doute valeur d’avertissement.
Christopher Nolan, Oppenheimer (2023).
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