Je suis né en 1994. Comme j’étais un petit garçon fort éveillé, de l’avis général très intelligent, on me fit sauter une classe. J’ai donc grandi douze années, à l’école de la République gratuite et obligatoire, avec des petits condisciples, garçons et filles, nés en 1993. C’est ma génération.
Nous sommes une génération étrange : pas vraiment des millenials, certainement pas des zoomers ; plus tout à fait XXème siècle, pas complètement XXIème. Notre encéphale adolescent s’est structuré sans smartphone. Pour la dernière fois dans l’histoire de l’humanité. De cela je parle dans La Machine à lire les âmes, que HUIS CLOS donne à lire dans sa livraison de rentrée, précisément intitulée GÉNÉRATIONS SPONTANÉES. Ici je parlerai donc d’autre chose, mais qui n’est pas sans rapports, on le verra.
Le 14 juillet dernier mourait un homme. L’ironie est qu’il revendiquait, de manière semi-mondaine, semi-livresque, un royalisme possiblement sincère mais qui pouvait apparaître comme une fantaisie. Pas étonnant : l’homme était de la communication, de la publicité, il était « Tu vois ce que je veux dire ? », ce tic verbal qui résume les années 80. C’était Thierry Ardisson.
C’est souvent à leur mort qu’on découvre des personnages, ou en tout cas qu’on se plonge dans leur œuvre. C’est en 2016 après la sienne que je me suis plongé dans celle de Maurice G. Dantec, par exemple. La même chose se reproduit presque dix ans plus tard et je découvre, à vrai dire, ce qu’a été l’œuvre d’Ardisson. Ayant regardé deux ou trois vidéos, l’Algorithme, dont on connaît l’absolutisme simplificateur, m’y renvoie perpétuellement. Je plonge dans ces images.
Les extraits de Tout le monde en parle, on les connaît un peu toujours-déjà. Ils sont devenus célèbres quasiment au moment de leur transmission. C’est ça, de transcender son époque. Le passage fameux de Luchini ; Gorbatchev qui agite ses mains, « Magnéto, Serge ». C’était le service public, on y avait accès. Enfin, on savait que ça existait. Juste après Le plus grand cabaret du monde, le samedi soir, spectacle familial, on voyait que quelque chose de très intéressant, de très coloré, allait commencer, mais il fallait aller se coucher. Enfance oblige — et empêche.
Ce qui est moins connu, quand on a grandi avec un téléviseur très encadré par les parents, et où en tout cas ne se diffusait pas le câble, c’est une autre émission, beaucoup plus “révolutionnaire” que le talk-show “tout Paris” et blagueur. Cette émission était diffusée par la chaîne Paris Première et s’appelait de l’adresse du personnage dont je parle : 93, Faubourg Saint-Honoré. 93.
Marrant, d’ailleurs, cette façon dont l’adresse ne renvoie pas à une rue mais à un quartier, une atmosphère, un faubourg. Proust ?
Et donc, récemment, j’ai commencé à regarder ces archives, gracieusement mises à notre disposition de spectateurs par YouTube, dans un cadre créé par ce grand inventeur de formes qu’était Ardisson : INA Arditube.
J’en regarde une, puis une autre, et encore une. Je pense que bientôt, je les aurai toutes vues. Je connais déjà les petits gimmicks du programme par cœur. Quatrième !, comme dit toujours le majordome Gilles (Castel), poussé par l’hôte à accentuer nasalement la chose (pour moquer Fogiel, qui revient aussi tout le temps ?).
Je regarde toutes ces images de dîners, puisque le principe du spectacle était qu’il soit un dîner, avec une petite dizaine de convives, reçus par l’animateur chez lui, sans autre mise en scène qu’est cette mise en scène par excellence : le dîner en ville parisien. Tu me donnes du champagne, Gilles ?
Je regarde ces images et je suis frappé. Frappé par cette légèreté. Frappé par cette fluidité des rapports (entre les êtres et aux choses), des rires, des façons (le tutoiement automatique)… Frappé par le fait de voir tant de gens qui sont morts, désormais : Philippe Tesson, Pierre Bénichou, Jacques Vergès, Bernard Tapie, Ardisson lui-même… Frappé de voir si jeunes des types qui, pour avoir voulu sembler jeunes toujours, n’en semblent que plus vieux désormais : Frédéric Taddeï, Ariel Wizman… Frappé de voir tous ces gens qui se connaissent et s’aiment bien — qui font semblant de se connaître et de s’aimer bien.
Je suis frappé par cette légèreté. Les émissions datent de 2005, 2006, 2007. La fin du règne de Jacques Chirac — autre personnage très léger. Et je me dis surtout que se sont joué là les dernières notes d’une partition très française à laquelle ma génération a manqué de peu de pouvoir goûter. 93, Faubourg Saint-Honoré sera toujours ce que nous aurions presque pu voir, et aussi ce que nous aurions presque pu vivre. Le passé avait quand même du bon, et le futur en a aussi de nous y donner accès aussi facilement.
Que dit Céline de Proust : gens du monde, gens du vide ? Fantômes de désirs ? C’est exactement ce qui nous est donné à voir. C’est plutôt instructif. Et assez frustrant. Il existe un meme célèbre d’Internet, qui montre une petite fille blonde en robe bleue, devant les tours jumelles du Centre Mondial du Commerce de New York. Et une phrase rend cette image terriblement poignante : The world you were born into no longer exists. Peut-on avoir la nostalgie d’une époque qu’on n’a pas connu ? Je crois que oui. C’est tout le drame de la génération 93.
Qu’aura fait Ardisson ? Boire du champagne dans un monde insouciant. C’est peut-être une leçon.






