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Murat est mort, vive Murat !

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29 mai 2023

Je suis dans une ville nouvelle, quelque part dans le monde (pas en France, donc). Au milieu de chèvres, de chevaux, des animaux, et aussi d’hommes sans violence qui se promènent autour d’un lac. 

 

J’apprends la mort de Murat. C’est dans ces moments-là, lorsqu’on met l’art sur la table, que l’on est bien forcé d’écouter France Inter, d’acheter Libé, d’attendre la parution des Inrocks. Je prends aussi Le Figaro. Je m’imaginais que son lectorat aurait pu rendre une espèce de politesse à Murat pour ses saillies politiquement incorrectes. J’ouvre le journal : ça commence par des pages sur un certain Emmanuel, puis, en dernière page, une image de Laëtitia Casta en maillot Calzedonia. Dassault ne consacre à Murat qu’une demi-page qu’il faut trouver en fouillant bien loin, là-bas, entre les pages saumon et la rubrique Laëtitia Casta. Il faut se méfier du politiquement incorrect, c’est une monnaie qui ne paye pas. Un Murat vaut une demie-Casta et un Emmanuel vaut deux Casta. Je ne suis pas sûr que les journalistes sachent encore compter. 

 

Dassault ne m’a rien demandé. HUIS CLOS, par contre, veut que j’écrive une brève sur Murat. Je suis le muratien du coin, je devrais être capable de faire aussi le muratiologue. On ne lui demande jamais rien, sauf quand Murat meurt et, précisément, sur sa mort, il n’a rien à dire. De toute façon, j’ai décidé depuis longtemps de ne plus écrire qu’avec un attirail d’alpiniste, sans lui mes mots se trouvent à bout de souffle : j’ai besoin des notes de bas de page, de l’appareil critique, des milliers de kilomètres de distance, toutes sortes de sécurités. Je ne peux plus écrire sans éloignement à propos de ce que j’aime. C’est précisément à propos de ce que j’aime que je n’ai plus de mots. La place du discours savant est là pour combler le vide autour.

 

Et puis, l’exercice de la nécrologie culturelle, je trouve ça indécent, à la fois vulgaire et déprimant. Je suis peut-être protestant. Le deuil d’un artiste, chez certains, est une souffrance réelle ; bien plus qu’un signe réversible dans l’éternel mouvement du système de consommation et de régurgitation qu’est la culture. L’émotion en question est une version particulièrement intensifiée de la solitude, elle n’aspire pas au blabla et veut demeurer recueillie dans son abattement. Alors, pourquoi ne pas attendre des mois et des mois avant de revenir à lui ? Que veut dire la mort d’un artiste ? Parfaitement rien. Un peu comme la mort d’un chrétien dans l’idéal. Pourquoi Murat est mort, pourquoi j’aime Murat, franchement, je n’en sais rien. 

 

Le jour de sa mort, vers midi, est vite devenu chômé pour moi. Car, la mort dans l’âme, je perdais le parfum de mon adolescence, la trame poétique que j’ai suivie pour découvrir mon paysage intérieur, depuis abandonné aux herbes folles, le souvenir suspect de mon stade esthétique dont je me remémore avec une méfiance janséniste. 

 

71 ans, c’était jeune. J’y pensais à sa mort, et je me disais : encore dix ans. Autrement dit, encore dix albums. Comment vieillira-t-il ? Pas comme une épave. Le muratien connaît sa haine du débraillé. À chaque fois, lorsque la dignité est en jeu, j’essaye de me rappeler sa chanson Marguerite de Valois où il demande : ne plus vivre comme un porc (dans Travaux sur la RN84. Voir aussi Baby carni bird dans Le moujik et sa femme). Il se tient droit, et représente dans la chanson, le contraire de Gainsbourg et de la musique crado. 

 

 

Je suis donc dans ce nulle part, loin de chez moi. Je ne vois pas les Vosges. C’est ici que j’avais découvert Murat, dans mon adolescence, et c’est ici que j’apprends sa mort. C’est ici que j’ai déjà souffert d’une chose saugrenue, à savoir d’être loin des Vosges. Mes carnets de jeunesse, où sont contenues des réflexions profondes et vaines, ont tous été noircis sous du Murat. Toute solitude convenablement utilisée, je l’ai passée pas loin d’ici, il y a dix ans, en écoutant un morceau de Babel ou de Grand Lièvre. Mais je ne crois pas aux boucles qui se referment, je ne suis pas païen. 

 

Murat chez moi n’est pas un héritage, personne ne m’a soufflé son nom. C’est tout seul que je l’ai écouté, en dehors de toute mode, et pour n’impressionner aucun ami, aucune fille, sans suivre aucun conseil. Que faire de lui ? À qui un muratien peut-il parler de Murat, ce chanteur sans public ? Parler tout seul ?

 

Adolescent, c’était mon saudade vernaculaire d’écouter Grand Lièvre (2011) et surtout, dans cet album, Vendre les prés. Ému, mélancolique (dans ces âges on peut l’être) par ces apparitions d’une civilisation qui meurt dans l’indifférence absolue. Je rumine la leçon. Les terres et sa langue sont mortes, assassinées, suicidées ; sans explosion, dans un silence et un mépris proprement surnaturels, innocents. Murat évoquait pour moi ce pays d’avant le musée, d’avant le cimetière, et pourtant si puissant artistiquement, infolklorisable. Quelques années après Grand Lièvre, Jean-Louis Murat a chanté les Gilets jaunes, seul artiste bien sûr à le faire. Pas de Zola pour les Gilets jaunes, pas de misérabilisme ou de roman social. L’art de Murat, même pas d’avant-garde ?, était dans ces circonstances la seule forme d’expression possible. Personne n’en a pas parlé, sauf Les Inrocks, ça va de soi. Ce n’était plus la tristesse de Vendre les prés que j’éprouvais, mais l’enthousiasme : qu’est-ce qu’il y a après Murat ? Est-ce que ça peut recommencer ? Pourrons-nous dans cent ans racheter les prés ? 

 

Murat traînait derrière lui une odeur archaïque : poétique, politique au sens antédiluvien de ces termes. Il est né dans ce fumier, la France du foin, du mutisme, de l’ellipse, de la négligence (voir son interview dans Libération, 26 août 2003) ; pays irréparable, liquidé. Un pays en forme de vache chanté par l’homme qui venait du foin. J’ai toujours compris les théories de Vico sur l’origine de la politique dans la poésie et de la poésie dans la nature en les illustrant par Murat. 

 

Le discours anti-bourgeois est épuisant : il est paradoxalement le comble du bovarysme et il n’est tenu que par les bourgeois. Mais si l’on veut comprendre la surdité française pour Murat, il faut passer par là, analyser ce phénomène d’un point de vue matérialiste. La chanson de Murat est intégralement anti-bourgeoise. Même s’il s’est décrit comme un romantique, il est en fait tout le contraire. Il ne parle pas d’arrière-monde, son imagination n’est pas celle, fantaisiste et fuyarde, qui empoisonne le psychisme des petits-bourgeois. L’autre monde est là, ici, à la Bourboule, au Crest, à Orcival, au Sancy, dans les mots prosaïques dont les écrivains ont honte, dans les communs de la langue et des choses : « Je déteste les gens qui imaginent, les gens qui parlent d’un autre monde, qui te font chier avec un autre monde. Le monde est ce qu’il est. Un oiseau qui pisse, c’est un oiseau qui pisse » (Libé​ration, 26 août 2003). La langue élémentaire de Tel est pris (Tristan, 2008), de La morte fontaine (Lilith, 2003) ou d’Amour n’est pas querelle (Toboggan spécial, 2013) est impraticable pour plusieurs siècles, fermée à double tour pour les générations : « c’est le latin des âmes perdues » (Libé, 24 mars 2013). Murat était à l’intersection des fougères, de la toponymie, des aboiements, où la réalité rencontre la parole ici-même. 

 

Depuis Innamorato (2018), je ne faisais plus sérieusement attention à sa livraison annuelle, mais à l’instant je pioche au hasard, et tout de suite Les Molteni me scotche sans effort (ainsi que Où Geronimo rêvait, Marylin et Marianne, Gigi baba, etc.). La vraie vie de Buck John (2021), plein de grâce et de calme. La reprise de l’Arcobaleno (2020), d’Adriano Celentano, est un coup de génie. Ses 15 dernières années sont peut-être les meilleures, certainement les plus courageuses. Plus loin, la récolte de quelques bijoux expérimentaux : Faire son Charlemagne et Dans la crainte des gelées blanches (Polly Jean, 2000), encore Baby carni bird (Le Moujik et sa femme, 2002). On peut troquer toute la chanson française pour ses versions live de Dolorès (1998) et de Mustango (Muragostang, 2000). 

 

Postérité de Murat. Des dizaines, voire des centaines de morceaux sont en magasin, dit la légende. Le muratien le sait, il attend déjà le retour du Roi caché, les chansons occultées : « J’enregistre des disques posthumes. Rien que sur La Vraie Vie de Buck John, j’ai enregistré vingt-quatre titres — il y a donc un autre album de douze chansons, déjà prêt, qui paraîtra après ma mort. Car ce ne sont que des chansons polémiques d’actualité, comme sur l’incendie de Notre-Dame. J’ai déjà vu, à travers la méchanceté d’Internet, combien cela m’avait couté de documenter en six chansons le mouvement des Gilets jaunes. J’ai donc prévenu les enfants : quand papa ne sera plus là, ils auront plein de disques inédits à sortir. Je suis retenu par l’époque. » (Les Inrocks, 22 décembre 2021.)

 

Hier soir, j’écoutais la reprise d’une chanson de Murat par un groupe lui aussi né dans l’interstice, entre des Moselle et des Alsace encore sous les radars de la Ferme Générale. C’est Perce-neige, qui se trouve à l’origine dans le fondamental Dolorès (1996), chantée en 2021 par Sinaïve dans une cassette — pour rester dans les années 90 — intitulée Reprise Party (https://sinaive.bandcamp.com/track/perce-neige). Murat est mort, vive Murat !

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