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Sur Les Éclats de Bret Easton Ellis

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19 mai 2023

Longtemps, Bret Easton Ellis a pour moi disparu derrière American Psycho, et American Psycho, derrière Patrick Bateman — le personnage, l’image, le film, la célébrité récente que cette figure a acquise sur Internet. De l’auteur on pouvait dire qu’il était simply not there. Les Éclats sont l’occasion de le lire de nouveau… de le lire enfin, d’autant plus que le narrateur porte son nom. Ce fort volume de six-cents pages déploie la fresque d’une époque, d’une classe sociale et d’une classe d’âge : les lycéens gosses de riches californiens du début des années 1980. Il déploie surtout un sens aigu de la perception, fût-elle rétrospective : une sensibilité. 

BEE insiste dans les entretiens qu’il accorde sur les différences entre l’époque de sa jeunesse et l’actuelle : l’absence de cette copie numérique de soi-même — et l’importance d’autant plus grande du personnage qu’on incarne dans la vie, directement. Il étudie ceux qu’il présente : lui-même et sa bande d’amis, les popular kids de l’école privée qu’ils fréquentent, Buckley. Une autre différence qu’il note est le foisonnement, dans la Californie des années 1970, des tueurs en série, plus ou moins inspirés qu’ils étaient par l’exemple macabre et retentissant de la Manson Family (cette mythologie-là a reçu son étude cinématographique avec le Once Upon A Time… In Hollywood de Quentin Tarantino, en 2019). Les tueries de masse, fait de lycéens armés de fusils d’assaut, n’existaient pas (sur la plus connue d’entre elles, Columbine, Elephant, de Gus Van Sant, 2003). C’était l’individu solitaire qui agissait. La menace de l’un d’entre eux plane sur Les Éclats. C’est ce qui donne au livre sa tension mais, à vrai dire, pas son intérêt.

 

Celui-ci réside dans l’exposition méticuleuse de la vie des jeunes gens qui forment le chœur du roman autofictionnel. On est habitué aux procédés de BEE : donner l’aperçu de la réalité par des détails de quotidienneté au premier chef desquels l’omniprésence des marques. Les automobiles sont précisément désignées : sa Mercedes SL 750, la BMW de Susan Reynolds, la Porsche 911 de Robert Mallory ; les boissons sont nommées, champagne Mumm ou Coronas ; les vêtements sont des maillots de bains fluorescents ou les chemises Polo Ralph Lauren aux teintes pastel… Il nous avait habitué à la description des yuppies, Bateman étant l’archétype psychotique de cette anthropologie ; ici, il donne à voir la jeunesse qui se trouve à l’autre extrémité des années 1980, la jeunesse preppy, WASP et souriante.  

Le narrateur ne manque pas d’ironiser sur une certaine crétinerie privilégiée, incarnée au suprême par le capitaine de l’équipe de football américain, son ami Thom, qui forme avec la reine du bal Susan le couple parfait d’un monde trop parfait. Bret semble participer à ces juvéniles agapes d’équanimité malgré lui, comme sur un malentendu. Il y a qu’il joue un rôle. Il reviendra sans cesse, au fil du livre, sur le pacte qu’il a signé avec lui-même : jouer ce rôle encore un an, participer à la comédie de la normalité jusqu’à l’envol vers l’université. L’élément principal de cette comédie est sa relation avec la séduisante Debbie, provocante et sensuelle adolescente. Leur couple est une mise en scène, à laquelle Bret se force à donner consistance, dans la vie du lycée, finalement assez secondaire dans le livre, ou à la faveur des fêtes données au bord des piscines des villas des parents des uns ou des autres, toujours assez absents. On saura tout des lignes de cocaïne sniffées — et comme elles semblent banales, dans la Californie des années 1980, pour ces jeunes gens de dix-sept ans ! —, on aura l’impression d’entendre chacune des cent-cinquante chansons d’époque qu’énumère le roman — la playlist est sur Spotify —, et qui donnent à cette fresque un fort sentiment de réalité sensorielle, on ressentira enfin, avec le narrateur, les élans de la chair. 

 

Ceux-ci portent Bret bien plutôt vers ses condisciples masculins que vers les jolies blondes bronzées qu’il décrit. Son goût des hommes et des garçons est son secret, dont il fait part au lecteur avec franchise et précision. Nulle complaisance, cependant, et nul étalage. La vérité. Le désir. Le regard. Des muscles moulés sous des vêtements. Des séances de masturbation. Et surtout, la cruelle indifférence de ceux des objets de son désir qui ne le partagent pas, indifférents, inconnaissants, vivant gaiment leur vie de beaux adolescents insouciants. On devine en arrière-plan le malheur du type d’homo qu’incarne BEE : l’homo monogame, mû par une fascination-répulsion pour le type “homo-libertin”, familier des backrooms. Une scène crue avec Terry Schaffer, le père de la petite amie de Bret, Debbie, est un écho de cette sexualité. Elle n’est pas un souvenir étincelant. Bret chérit plutôt les scènes avec Matt, le pseudo-surfeur fumeur de weed. Mais il a été assassiné… 

 

On referme le livre en s’étant un peu attendu à sa conclusion, menée de main de maître, dans des scènes haletantes, à la fois très visuelles, cinématographiques (on sent là le scénariste), et en même temps fidèles à l’ambition littéraire première de l’ouvrage. Et pourtant, on ressent cette satisfaction intense et rare, celle d’avoir lu les lignes d’un auteur conscient du monde qui l’entourait, et de ce qu’il lui aura inspiré. Fidélité à sa jeunesse. Fidélité au souvenir. 

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Bret Easton Ellis, Les Éclats. (The Shards, Alfred A Knopf, janvier 2023 ; traduction française, Robert Laffont, coll. Pavillons, mars 2023.) 

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