L’essai biographique de Joachim Le Floch-Imad, Tolstoï : une vie philosophique (Cerf, 2023) est un travail semi-académique. L’auteur indique ses sources, essentiellement en français, mais ne donne pas accès à la bibliographie la plus actuelle. Plus qu’une proposition d’analyse, il faudrait plutôt y voir un essai de synthèse et une invitation à la (re)lecture. On voit d’ailleurs que l’auteur a le souci de transmettre le goût de Tolstoï à une époque qui, selon lui, le néglige :
« Ce travail nous semble d’autant plus nécessaire que les écrits de Tolstoï n’impriment plus les consciences avec cette vertu formatrice intemporelle avec laquelle ils étaient jadis associés. »
Dans son introduction, l’auteur revendique une approche résolument diachronique : l’objectif n’est pas d’étudier un moment de cristallisation des idées de Tolstoï, mais, entre autres, de « retracer [son] odyssée intellectuelle », « de comprendre [ses] grandes évolutions doctrinales, philosophiques et existentielles », « d’étudier les principales influences qui ont contribué à façonner sa vision du monde ».
L’ouvrage est organisé suivant un plan en sept parties.
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Chapitre I. Récit de l’enfance et premières impressions fondatrices de l’écrivain : utopie rustique de Iasnaïa Poliana, angoisse de la mort, désir de perfection individuelle.
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Chapitre II. Expérience de la guerre au Caucase et en Crimée, retour à Pétersbourg puis à Iasnaïa Poliana. L’auteur s’intéresse au rôle de la nature dans la construction intellectuelle de Tolstoï, évoque son « âme païenne » (comprendre : son émotion devant les paysages naturels et la vie sauvage), son rejet de la civilisation moderne, son admiration pour Rousseau.
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Chapitre III. Intérêt de l’écrivain pour l’Histoire et genèse de Guerre et Paix. Analyse des affinités intellectuelles entre Tolstoï et Joseph de Maistre.
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Chapitre IV. Influence de Schopenhauer sur Tolstoï : théorie de l’amour, vision désespérée de l’homme, déterminisme.
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Chapitre V. Conversion de Tolstoï inspirée par l’exemple de la vie paysanne. L’auteur traque les prémisses de cette « révolution morale » dans des textes plus anciens et détaille certains aspects de la production théologique de l’écrivain. Question du caractère « chrétien » ou « païen » de la « cosmologie » tolstoïenne.
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Chapitre VI. Tolstoï et les mouvements progressistes (marxisme, anarchisme, populisme). Positionnement « anarchiste » de l’écrivain, hostilité au marxisme et à la violence révolutionnaire. Postérité de ce corpus, cohérence de l’homme avec ses propos.
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Chapitre VII. Pensée esthétique de Tolstoï. L’auteur affirme l’unité poétique de son œuvre malgré les évolutions idéologiques.
On pourra juger ce découpage quelque peu arbitraire, critiquer l’hésitation permanente entre le thématique et le chronologique qui ne peut qu’égarer le non-spécialiste. Ce qui me gêne plus, c’est l’absence de hiérarchie entre les sujets. Feu d’artifice : l’enfance, Schopenhauer, la révolution religieuse, la pensée de la guerre ou de l’art. Une fois passé le vertige des noms, on s’aperçoit que ces intitulés renvoient à des objets philologiques, c’est-à-dire à des types de traces, extrêmement différents. L’influence du philosophe allemand est un phénomène aux ramifications floues qui ne laisse pas le même genre de signes textuels que la « crise religieuse », une période brève et facile à délimiter de la vie de l’écrivain.
L’imbrication de la vie et de l’œuvre que l’on observe tout au long du livre atteste d’une saine volonté de tenir ensemble la poétique, la pensée et la biographie. Pour l’auteur, leur unité substantielle ne fait pas de doute. En introduction, il répond d’ailleurs aux critiques de Flaubert et de Tourguéniev qui reprochent à l’auteur de Guerre et Paix de « philosopher » :
« Cette opposition fréquemment faite entrave tout travail de compréhension de l’œuvre de Tolstoï. Elle revient à oublier que le prophète le dispute continuellement à l’artiste. Création littéraire et métaphysique sont chez lui deux aspects d’un tout. […]. L’oublier conduit à en annihiler l’unité fondamentale […]. »
Ici, l’auteur enfonce une porte ouverte. Les traditions qui opposent le romancier et l’essayiste, le Tolstoï d’avant et après la crise religieuse, n’ont plus voix au chapitre depuis longtemps. En 1969, Henri Guillemin, qui n’est pourtant (vraiment !) pas un spécialiste, la rejetait déjà avec des arguments suffisants. Mais Joachim Le Floch-Imad tire de cette réfutation une conclusion étonnante. Si la création littéraire et la « métaphysique » sont « deux aspects d’un tout », alors il serait légitime de traquer cette pensée dans la fiction, voire de dire que cette pensée résiderait davantage dans la fiction que dans sa littérature d’idées. « Plus encore que ses textes théoriques et autobiographiques, c’est cependant l’œuvre littéraire de Tolstoï qui nous éclaire le plus sur son itinéraire intellectuel », affirme le biographe.
En renfort de cette thèse, deux arguments ou plutôt deux citations.
La première est de Thomas Mann : « Les œuvres littéraires de Tolstoï ne sont au fond qu’un immense journal de son existence tenu pendant cinquante années, une confession détaillée et sans fin. » Joachim Le Floch-Imad en déduit que le roman serait un médium transparent permettant d’accéder en temps réel au cheminement intellectuel de l’écrivain. C’est d’une part omettre que, prolongeant la tradition du Bildungsroman, Tolstoï se met en scène et transforme sa propre rumination en topos littéraire. D’autre part, cette approche quelque peu naïve du texte de fiction se heurte au fait que le romancier active à des dates fort espacées — parfois de plusieurs décennies ! — des narrations similaires. L’intranquillité morale de Pierre Bezoukhov est déjà celle de Levine ; quand celui-ci pointe l’anomie morale qui caractérise la Russie des réformes, il prolonge les deux versions de Nekhlioudov : celui de Lucerne (1857) et celui de Résurrection (1899). Par construction, sur toutes les questions touchant aux opinions de l’auteur — même, par exemple, ses propos controversés sur le mariage : comparez Le Bonheur conjugal (1859) et La Sonate à Kreutzer (1889) —, le corpus romanesque met bien mieux en lumière les continuités que les évolutions.
Le second argument, à l’appui du journal de Tolstoï, aborde quant à lui la fonction de l’œuvre d’art :
« L’essence de tout art consiste à représenter les gens les plus divers par leur caractère et leur situation, et à élever devant eux, à les mettre dans l’obligation de résoudre un problème vital que les hommes n’ont pas encore résolu et à les faire agir et à les regarder pour savoir comment sera résolu ce problème. C’est une expérience de laboratoire. »
Joachim Le Floch-Imad comprend cette citation comme une confirmation que l’art serait l’occasion d’un dévoilement de la pensée de l’auteur. Or le texte nous parle d’un dispositif forçant des individus fictifs à chercher la vérité ; il ne dit pas que ce qu’ils découvrent est la vérité. Le délire d’Anna avant son suicide n’est ni plus ni moins que la réponse du personnage arrivé au terme de son parcours diégétique. Si l’on peut voir dans la révélation de la Loi du bien à Levine la clé axiologique du roman, on peut également comprendre cette scène comme un simple moment d’autodéfinition du personnage à l’issue de son Bildung. Là encore, le roman ne fait que jouer le drame de la recherche qui jusqu’au bout fait courir aux personnages le risque de l’égarement : « J’étais comme un homme perdu dans la forêt et qui court de tous côtés pour trouver la sortie »[1].
À la rigueur, une reconstruction de la philosophie de l’écrivain par la fiction devrait partir du constat de cette déceptivité : que cache un auteur dont le plaisir est de voir ses personnages se tromper ? Mais avant de se lancer dans une entreprise si sophistiquée, comment les treize tomes de journaux intimes, les trente-deux tomes de lettres, les milliers de pages d’articles et d’essais ne seraient-ils pas la source privilégiée pour tracer les contours d’un « itinéraire intellectuel » ? D’ailleurs, Joachim Le Floch-Imad cite plus souvent le corpus diaristique que la fiction. Il mentionne même une entrée datant de l’année 1900 ou 1901 — « la philosophie est dans le journal »[2] — qui paraît contredire son projet initial de reconstruction philosophique à partir des romans.
Je dis « paraît », car le corpus des quatre-vingt-dix tomes est trop vaste pour disqualifier aussi simplement la proposition méthodologique du biographe : il y a assurément matière à une exploration et une exploitation philosophique du roman tolstoïen aussi. « Ce qui est pratique avec Tolstoï, c’est qu’on peut tout lui faire dire ; il a trop écrit », nous glissait un jour en classe une professeure de la Sorbonne. On touche ici à la question de la hiérarchie des textes ; et bien qu’on ne puisse reprocher au biographe de ne pas trancher ce débat exégétique, on peut regretter qu’il l’élude à coups de citations.
Il est intéressant qu’en donnant la primauté aux œuvres de fiction sur les écrits d’idées, Joachim Le Floch-Imad recrée involontairement la distinction entre les « deux Tolstoï ». Il y aurait de nouveau un corpus classique, propre à l’analyse, et un corpus décadent dans lequel « l’équilibre savamment construit dans son œuvre entre imagination poétique et raison se fissure ». La tolstoïté de Tolstoï décline à mesure qu’il quitte la littérature… C’était déjà la thèse de Gide. On comprend mieux le propos du biographe lorsqu’il évoque « l’unité fondamentale » de l’œuvre : non pas l’unité d’un corpus, mais l’union de certaines qualités dans certaines œuvres… Du temps où l’écrivain ne « s’abandonnait » pas encore « à ses velléités pédagogiques et moralisatrices ».
L’auteur a cependant le mérite incident de souligner une insuffisance de la doxa dans le petit monde de la tolstologie. À force de répéter depuis un demi-siècle qu’il y a un Tolstoï et non deux, il arrive de lire parfois que tout serait déjà dans tout. Affirmer l’unité de ce corpus a incontestablement eu un intérêt, dialectique si l’on veut, pour lutter contre des récits introduisant une rupture d’intentionnalité dans l’œuvre de l’écrivain et disqualifiant sa production philosophique. Pour ne pas retomber dans cet écueil, on préférera dire aujourd’hui que Tolstoï est un homme « aux multiples crises », comme le fait Gustafson au début de Tolstoy : resident and stranger ou souligner le caractère cyclique de ses turbulences, à l’exemple de la récente biographie d’Andreï Zorine. Mais peut-on vraiment faire comme si ce massif présentait un degré d’homogénéité (ou d’hétérogénéité) tel que la chronologie ne doit plus avertir l’analyse des textes ? Peut-être est-il temps de redécouper Tolstoï en tranches, en tranches fines cette fois. Le Jeune Tolstoï d’Eichenbaum nous a depuis longtemps montré la voie.
[1] Confession, Œuvres complètes de Léon Tolstoï en quatre-vingt-dix volumes, t. 23, p. 15
[2] « Notes de janvier 1900 à mars 1901 », Œuvres complètes de Léon Tolstoï en quatre-vingt-dix volumes, t. 54, p. 233
Joachim Le Floch-Imad, Tolstoï : une vie philosophique (Cerf, 2023)