Stanislas Lem (1921-2006) est connu d’abord pour son livre Solaris (1961), tragédie cosmique adaptée au cinéma par Andreï Tarkovski en 1972 et Steven Soderbergh en 2002. Évoquons ici un petit livre un peu moins célèbre.
Le Congrès de futurologie apparaît comme une fable hallucinée, marquée, de prime abord, par l’ironie qui caractérise ce genre : Plus il y a d’humains, plus il y a de futurologues. À cet axiome indiscutable, on ne saurait répondre. Mais ce n’est pas sur le détail de cette discipline que portera l’ouvrage, contrairement, par exemple, à la saga Fondation d’Isaac Asimov (1920-1992), où est décrite par le menu la science mentale et prédictive de la psychohistoire, dont on nous narre le fonctionnement tout en nous en montrant les formidables effets. Ici, c’est le livre lui-même qui se veut une tentative de futurologie, nettement dystopique.
L’ouvrage est scindé en deux parties. La première raconte le congrès à proprement parler, qui réunit dans un hôtel Hilton d’un pays imaginaire d’Amérique centrale, le Costaricana, les futurologues de tous les pays. Le lecteur suit dans ce cadre les pérégrinations du professeur Ijon Tichy — un personnage qu’on retrouve dans plusieurs autres romans de Lem. L’objet principal de la réunion de ces professionnels est de proposer des solutions au problème de la surpopulation — un thème que la science-fiction a toujours aimé traiter, avec la mise en scène de mégalopoles monstrueuses qu’il permet : songeons à Soylent Green (1973) ou Blade Runner (1982). Ainsi, des experts japonais proposent de réunir l’humanité dans des tours de 800 étages (pp. 28-29). Par souci de gain de temps, les différents orateurs résument leurs propos par des chiffres, qui renvoient aux différents paragraphes de leurs discours : « 4, 6, 11, ce qui fait 22 ; 5, 9, donc 22 ; 3, 7, 2, 11, ce qui donne encore 22 ! » Où l’on note une première torsion du langage par les conséquences dernières du fonctionnalisme linguistique…
Par l’irruption d’agitateurs s’ensuit un certain chaos, que les forces de l’ordre tentent d’endiguer en aspergeant la foule avec divers produits chimiques — cet élément sera au cœur de la suite du récit. Le professeur Tichy fuit dans les égouts avec son confrère le professeur Trottelreiner. La nuit les voit s’établir au bord de l’eau crasseuse, avec la direction de l’hôtel réfugiée là, parmi des rats qui mènent une étrange sarabande.
Commence alors un premier cycle d’hallucinations, suite de rêves de plus en plus violents dans lesquels Tichy semble enfermé, et dont il ne sort à chaque fois qu’en tombant dans l’eau saumâtre des égouts. Son cerveau est ainsi transplanté dans un autre corps ; puis il s’échappe en hélicoptère, ensuite en tandem. Un seul point fixe guide cette dérivation, où les hallucinogènes jouent un rôle de plus en plus grand : le professeur Trottelreiner. Sinon, c’est le cycle effrayant du cauchemar dont on ne se réveille que pour y retomber.
Vers le milieu du livre, Ijon Tichy semble enfin réveillé pour de bon, mais c’est pour découvrir qu’il a été congelé (pp. 76-78) et qu’il se trouve désormais en l’an 2039. Là aussi, c’est le professeur Trottelreiner qui lui servira de guide dans cette réalité étrange et nouvelle qu’il lui faut découvrir, et qu’il décrit jour après jour dans son journal.
Tout y semble idéal, et les richesses profuses. C’est que chaque aspect de la vie est réglé par un agent chimique, dont le mélange assure l’homéostase parfaite des humeurs. « Omnis est pilula ! » (p. 146) Aux corvées pourvoient des robots. En somme, le monde qui nous est décrit là, c’est l’alliance de la robotique et de l’hallucination.
Une sorte de bonheur factice englobe l’humanité. Chacun peut recevoir le prix Nobel, ou acquérir un Matisse ou un Rembrandt. L’informatique organise la société. Ainsi : « Les gens utilisent, entre autres, ces ordinateurs pour empailler leurs chiens favoris après leur mort naturelle. » Et n’est-ce pas là une définition parfaite de tout le pan “lolcats”, considérable collection d’“animaux marrants” d’Internet ? On peut noter qu’« il n’y a plus de livres », (p. 86), remplacés qu’ils sont par le « Webster ».
Chaque époque nouvelle suscite un langage nouveau. C’est presque l’intégralité du dictionnaire qui semble avoir été chamboulé dans Le Congrès de futurologie, et on sent que l’auteur a pris un malin plaisir à forger des termes neufs adaptés au monde qu’il a inventé : prévistoire, kilodrame, flegmatine, antinateur, intellectronique, beurrocrates (« une personne qui graisse la patte à une autre », p. 95), crédibiline, burobots… Foisonnantes joies linguistiques.
Mais ce monde n’est qu’illusions. La narration, une fois tous les artifices chimiques levés, chimies et contre-chimies, hallucinations et contre-hallucinations, baigne dans une atmosphère que l’on pourrait qualifier de glauque — au sens premier du mot : verdâtre — et comme aquatique. De ce point de vue, le choix de l’illustration de couverture opéré par les éditions Actes Sud est excellent : il rend parfaitement l’ambiance poisseuse, de marais malsain, dans lequel semble prise l’humanité de l’an 2039 — en fait, 2098 : « il y a 69 milliards d’hommes sur la Terre, et sans doute encore 26 milliards d’habitants clandestins » (p. 172). On est plus loin dans le temps comme dans l’horreur. À moins que tout cela ne soit qu’un cauchemar de plus…
Stanislas Lem, Le Congrès de futurologie (Kongres futurologiczny Ze wspomnien Ijona tichego, 1971 ; traduction française de Dominique Sila & Anne Labedzka, 1976, Actes Sud (2021) pour la présente édition).