Nous nous réveillons chez M. en début d’après-midi. P. devait rentrer chez ses parents la veille, mais son train étant annulé, elle est restée dormir avec moi, chez M. qui nous offre le gîte, et ce matin, le couvert, qu’elle est allée chercher dans les rues commerçantes voisines de son bel appartement. C’est l’ultime XVIIème, avant le futurisme architectural anguleux organisé autour de la gare nouvelle du Pont Cardinet. Du défilé militaire nous n’aurons rien su, si ce n’est le son, la veille au soir, d’avions de chasse passant dans la nuit. La musique qui marche au pas… On connaît la chanson. Me vient l’idée, plutôt, d’aller visiter le fripier habituel où je me vêts, et que je vais voir ne serait-ce que pour sa bonhomie rieuse : Ammar Marni, 65 rue Nollet, ouvert du mercredi au dimanche à partir de trois heures de l’après-midi, et dont l’enseigne est connue comme Chez Ammar.
Incertain de sa position quant aux jours fériés cocorico, je lui envoie un message sur Instagram :
La musique qui marche au pas,
cela ne te concerne pas et tu restes chez toi,
ou tu profites du jour férié pour vendre du tissu tricolore
aux employés de bureau en goguette, ô Rat ?
Car je songeais à te visiter.
Je conviens par voie téléphonique avec Holden Kavikovski de le retrouver là-bas aux environs de trois heures, puis vérifie tout de même qu’Ammar y soit en l’appelant. Il ne sait pas qui c’est. Il n’avait pas enregistré mon numéro, ce rat ! J’annonce venir avec de jolies jeunes femmes. Il me demande si elles sont monnayables. Les filles se préparent. Elles sont vêtues de blanc, M. avec un foulard bleu qui lui donne un air léger d’hôtesse de l’air. Je suis habillé n’importe comment. Mon t-shirt bariolé indique : It’s more fun in the Philippines. Je l’avais trouvé dans une armoire, elle-même trouvée dans la rue, à Saint-Germain-des-Prés. Mon ami S. m’avait aidé à la porter jusque dans ma chambrine, au quatrième étage. Ses dimensions conséquentes me permettraient de ranger beaucoup de mes nombreux vêtements. On en avait chié.
M. dirige notre cheminement à travers les rues des Batignolles. Place du Docteur Félix Lobligeois, P. me signale l’église Sainte-Marie-des-Batignolles. « Une petite paroisse très chouette, où il y a plein de familles avec des poussettes qui vont à la messe ! ». Je n’étais jamais passé là de ma vie. Plus loin, je photographie la devanture d’un magasin d’optiques pour aviateurs, sur lequel flotte un grand drapeau tricolore. La publication de cette image sur Instagram sera mon signalement patriotique du jour. Un peu plus loin, les filles sont saluées chaleureusement par un maître-kébabier tenant échoppe. Nous bifurquons rue de la Condamine et retrouvons A., une amie de M. qui a dîné avec nous la veille au soir avant de se rendre au bal des pompiers. Elle est dans l’Armée de l’Air, mais va bientôt la quitter. Elle marche avec nous avant que nous nous séparions au croisement de la rue Nollet. Nous la descendons jusqu’au 65, au niveau duquel je dis aux demoiselles de prendre chacune un de mes bras — il faut toujours soigner ses entrées. Holden Kavikovksi est déjà là.
Il a à la main une pièce de tissu, porte un t-shirt qui laisse voir le tatouage complexe de formes géométriques — on dirait la Plaque de Pioneer — qui orne son bras gauche, a de très belles lunettes de soleil. C’est un homme d’accessoires. Je le salue en premier, fais les présentations avec M. et P., qu’il n’a jamais rencontrées. Ammar est occupé à ferrailler avec un acheteur, qu’il qualifie à plusieurs reprises de gros rat. Il connaît déjà M., qui est venue une fois ; je lui présente P. et commence à fouiller un peu parmi les trois présentoirs où pendent sur des cintres divers vestons, gilets, manteaux. Trois personnes font la même chose à l’intérieur de la boutique, à la façade d’un vert bouteille qui colle bien à l’atmosphère de chic britannique qui se dégage d’une bonne partie de la came proposée ici à la vente. Les prix sont marqués au crayon sur une planche de bois. Un grand miroir de récup’ est posé à côté de la porte. La vitrine donne à voir un chaos de fringues diverses, chutes, cravates. Au fond de papier peint bleu ciel et blanc, des étagères présentent les souliers.
Holden me montre sa prise : un veston noir, à revers crantés mais boutonnage droit, siglé Smalto — un faiseur dont j’ai acquis plusieurs complets ici. La doublure, à motif “Vasarely” de bulles orange et violettes, est à mes yeux du plus grand intérêt. J’avise des vestes autrichiennes ; je n’en possède pas. Les filles réquisitionnent les deux chaises disponibles. Holden et moi allons chercher des bouteilles d’eau fraîche dans une épicerie voisine. Quand nous revenons, un jeune homme aux cheveux bruns mi-longs est occupé à essayer un costume de laine beige, à la coupe très seventies. Il en demande le prix à Ammar :
« Deux-cents cinquante.
— C’est un Galeries Lafayettes !
— Oui, mais des années 70 ! »
Le jeune homme renâcle un peu. Holden intervient : « Fais-lui deux-cents, tu restes gagnant ! » L’affaire se fera et le jeune homme nous expliquera qu’il est lui-même fripier, à Strasbourg. Les filles commencent à inspecter les divers trésors que contient l’établissement. « J’adore me déguiser », s’exclame P. Après tout, un vêtement n’est jamais que ça : un déguisement. Il y a de quoi très bien se déguiser, chez Ammar. Mais aujourd’hui, il n’a pas grand’chose, en comparaison de mes dernières visites. Le sous-sol, où on trouve habituellement des chemises, est presque vide. P. insiste pour que j’essaie les vestes autrichiennes. M. et elle enfilent tour à tour un ciré jaune amusant. Je les photographie. Ammar est ravi d’avoir aussi plaisante compagnie. M. lui dit : « On pourrait faire des photos où on porterait tes vêtements pour les présenter. » P. essaye une Lederhose puis une veste bleue croisée à même la peau, avec un foulard dans les cheveux : c’est seyant. M. essaye une veste de femme en laine bleue. Ammar dégaine son slogan : « T’es cuite ! » Nous rigolons sur les négociations. Deux types viennent de repartir parce qu’ils étaient trop désargentés pour acheter une chemise. Je demande à Ammar s’il connaît la page Instagram Sois comme le rat. Non ? Alors je lui montre.
Comme Holden doit déjà partir, nous sommes à part tous les trois. Je porte un veston en daim dont je ferais bien l’acquisition, qui serait sans doute déraisonnable. Ammar me dit, désignant les filles : « T’es trop fort ! » Je n’en sais rien, mais pourquoi s’embêter, dans la vie, un 14 juillet qui plus est ! Nous partons peu après, non sans que j’aie acheté la veste :
« Combien ?
— Quarante, parce que c’est toi.
— Je te paierai la prochaine fois, et j’en profiterai pour t’apporter un HUIS CLOS #2 ! »
Chez Ammar,
65, rue Nollet
75017 Paris
Mercredi-dimanche
15h-20h.