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La croisière d’Herr Heidegger en Grèce

Séjours de Martin Heidegger

par Gabriel Pitous

2 décembre 2024

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​1962, un reflet de gravité court le long du Yougoslavia, un navire de croisière en mer Égée. Le philosophe est descendu de sa colline en Forêt-Noire, il a quitté sa hutte et son étude : sa femme Elfride, — il a une femme —, lui a offert pour son anniversaire, — il est né un jour de 1889 —, un voyage “all-in-one” sur les îles grecques. Le philosophe, c’est Martin Heidegger, 72 ans, un homme austère destiné un temps au séminaire, puis professeur de philosophie, puis immense penseur.

Nous avons quitté Venise, l’homme est anxieux, il s’enferme dans sa cabine. Il est déçu quand il descend à terre. Il cherche la confirmation de quelque chose d’énorme, plus, il cherche confirmation de quelque chose qui est tout autre que l’énorme car ça n’est pas quantifiable, car c’est extrait du règne du calcul. Car ça n’est pas une chose qu’il recherche. À vrai dire il a longtemps reporté son voyage à cause de l’appréhension qu’il avait à se confronter à cette terre. Il a forgé dans son œuvre la distinction entre « avoir été » et « être été », ce jeu sur les auxiliaires est plus qu’un jeu : autant il a trouvé dans la Venise déjà putain du tourisme international la parfaite illustration de l’avoir été, du vieilli pas vieux, de ce qui disparaît à jamais englouti par l’univocité de l’histoire, autant il n’a aucune certitude quant au fait de trouver en Grèce l’être été des anciens Grecs, qu’ils soient encore là à l’appeler, ceux qui vivaient là et dont il entend si distinctement les voix depuis l’Allemagne.

Il cherche la confirmation autant qu’il la craint. Sa pensée et son apport, des années de consciencieuses recherches parmi les textes de la tradition métaphysique et pré-métaphysique, reposent sur une découverte : il a brillé un jour au temps des Grecs, au pays des Grecs, dans la vie des Grecs, — leurs existences de mortels —, avant que tout ça ne soit recouvert par la veritas des Latins, le monde romain et sa brutalitas, avant que le soleil de Grèce ne se déporte sur l’Italie et que ses îles deviennent sa botte, un être au monde, un habiter, un être du monde unique recueilli dans un mot : ἀλήθεια. L’alètheia, c’est selon les mots du penseur le domaine, Bereich, ce qui est ouvert sans retrait et qui partant recueille, qui délimite et libère, eingrenzende und befreiende, c’est un séjour, le séjour des Grecs qui brille encore et à partir duquel il relit l’ensemble de l’histoire de la philosophie occidentale.

Un canot de sauvetage bouche la vue de la cabine, heureusement le pont est proche, les entrées et sorties de baies sont scrupuleusement admirées : y aura-t-il ces mots d’Homère ? À Olympie, qu’en sera-t-il des vers de Pindare ? Les premières escales tracassent Heidegger. Quelle immense mélancolie devait glisser sur ses yeux à regarder le flot calme de la mer bleue foncée s’écouler ! — La Crête ne libère pas davantage, à Rhodes il se refuse à descendre préférant méditer comme les Grecs méditèrent leur rencontre avec l’Asie. Avant, à Némée, il compare les trois colonnes encore debout d’un temple de Zeus aux cordes d’une lyre sur lequel le vent tire une musique, écho des dieux en fuite, mais que les mortels n’entendent pas. Il faut imaginer un vieil homme en retrait d’un groupe de touristes, un homme qui n’est pas un touriste et ne saurait jamais l’être, balayant du regard les paysages arides de Grèce ayant en mémoire les fêtes et les cultes des anciens textes.

Car la situation des Grecs, leur parole et leur vie résonnent avec notre destin : par-delà le recouvrement technique du monde, Heidegger entend chez eux le zénith dont nous sommes dans la nuit noire. Alors on pèse le poids de cette croisière : s’ils ne sont plus là, si rien chez eux ne fait plus écho à leur parole, il ne restera que de très fragiles témoignages, d’infimes écarts au monde uniforme, sans séjour et dégradé dans lequel nous sommes contraints.

Partout culture et agrément, soleil de printemps et statues détachées, isolées pour plaire davantage aux sens, contrarient l’antique office divin des Grecs. Oublierons-nous ? Nous remémorerons-nous ? Il n’y a justement pas de nous duquel poser la question, Heidegger est comme seul. Il doit bien dire ses tourments à sa femme, mais il souffre seul au seuil de sa grosse question, les livres ouverts à chaque escale, lisant, prêtant oreille, lisant et se remémorant les textes pour se tenir à la bonne distance et que se concentre le lieu, pour que se constitue le propre du grec. Mesure-t-on la solitude d’un tel homme ? Lui qui vit des textes morts dans un pays où la mort est d’autant plus douloureuse que la vie fut plus entière.

Certaines pages portent au sourire, la situation est inouïe, on se plaît à son échec, on se dit par orgueil que l’on a raison de ne pas nous abandonner aux livres, que cela ne mène qu’à de telles désillusions. On a de la peine pour lui, plus encore pour sa femme, qui lui impose l’épreuve d’un cadeau, qui le soumet à l’ordalie par amour et affection, mais ce sourire se crispe vite et la peine se gonfle. Paraît Délos, des femmes sortent de nulle part et disposent au bord du chemin leurs produits, le petit groupe chemine sur l’île, s’ouvre le séjour. La gorge se relâche, le souffle se fait aisé, tout est là. La joie explose tranquille. « Délos, ainsi s’appelle l’île : l’Évidente, l’Apparente qui rassemble tout dans son évidence, qui en paraissant abrite tout en un présent. » Le pas est léger, le vieil homme flotte sur l’île de ruine en ruine. Là tout est pudeur et retenue, là l’île la plus menue brille et de son halo recouvre les déconvenues : là un séjour délimite et ouvre un séjour.

Peu importe alors Mykonos, autre putain dans le bordel du monde, et tant mieux Mykonos ! Sous son faste et sa mode Délos est oubliée donc préservée, le texte se relâche ; renforcé le penseur attaque plus férocement le monde moderne sans l’inquiétude qu’il ne soit sans partage ; renforcé le penseur arrive à Athènes et se débarrasse d’une phrase de ce qui empêche sa vue, Délos est son appui, Délos est « l’être été » duquel balayer le bientôt « avoir été » des déjà ruines et bientôt décombres et prochainement poussières des constructions et du bavardage moderne.

Le vieil homme est serein et sa femme satisfaite peint sur le pont des aquarelles. Des dauphins escortent le bateau vers Dubrovnik : « De même que la coupe d’Exékias, sur laquelle des dauphins nagent et se glissent en bondissant tout autour de l’esquif de Dionysos poussé par le vent, repose à l’intérieur des limites que lui trace une composition de toute beauté, de même, blotti au sein de l’insularité qui est la sienne, le lieu de naissance de l’Occident et de l’âge moderne demeure remis à la mémoire du séjour. »

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Martin Heidegger, Séjours (Aufenthalte),

traduit de l’allemand par François Vézin, Éditions du Rocher (1992).

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