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La bête est nue.

Remarques sur Tardes de soledad d’Albert Serra (2024)

par Gabriel Pitous

3 avril 2025

Le torero Roca Rey dans _Tardes de soledad_ d'Albert Serra. (DULAC DISTRIBUTION).jpg

        Demander vie, vaincre, rendre grâce.

        Andrés Roca Rey apparaît en sang. Son habit blanc brodé d’argent est taché d’une longue bande rouge le long de sa jambe droite, semblable à celle qui parcourt au Moyen-Âge le corps du Christ, depuis sa plaie jusqu’à la plante de ses pieds en passant par la circoncision de l’ancienne alliance, et d’éclaboussures partout ailleurs. La chambre d’hôtel immaculée accueille l’habit de lumière, c’est le nom de ce costume de mort, et la victoire du jour.

        Chaque jour, un soin maternel est apporté à ce que la tenue soit la plus belle, c’est chaque jour la préparation d’un mort et la mort qui nous prend tel que l’on est.

        Tout se tient entre les deux virgules de ma première phrase, le torero n’est jamais aussi bavard que lorsqu’il s’adresse à la bête, autrement Dieu et la Vierge recueillent ses paroles. Tout se tient entre la demande et la remise : c’est l’humanité même.

        Vaincre, c’est se mentir et s’humilier. L’équipage (la cuadrilla) du maître flatte tellement ses parties, — « c’est un sommet », « ce sont des couilles », « tu es grand », « comme tu es grand », « le plus grand », — que leurs compliments pourrissent et tournent au rituel d’abaissement. Du fond de sa fosse, Job entend ses amis lui dire sans raison : « Ta méchanceté n’est-elle pas grande ? Tes fautes ne sont-elles pas infinies ? » (XXII, 5) Les équipiers élèvent leur chef pour mieux l’abaisser, ils le grandissent pour mieux l’écraser ; ils lui jettent des conseils pour le divertir, ils pervertissent chacun de ses gestes et le détestent pour mieux l’aimer.

Voilà. Roca Rey entre dans l’arène et toise le taureau. Face-à-face. On entend le souffle, les applaudissements et les conseils hors-champ de ses hommes qui, comme les mignons de Platon, les apôtres de l’Esprit et les enfants de la Révolution se félicitent de souffler dans la direction de l’air du temps et de contribuer au mouvement qui de toute façon les emporte.

        Ils l’acclament dans le monospace qui les conduit de la plaza de toros à l’hôtel. Ils l’acclament avant qu’il tue, ils ne l’acclament à rien d’être tué, ils l’acclament une fois qu’il a tué. Et le dieu exterminateur reçoit les louanges en silence.

        Musique. Hormis quelques trompettes folkloriques, des frissons électroniques sur lesquels il faudra revenir, il n’y a dans le film que la Valse triste de Sibelius. C’est un compositeur pour nos oreilles, elles sont prêtes pour les valses tristes et le calme plat des lacs de la Finlande. Le monospace fend la nuit comme un corbillard après l’enterrement, le ciel a ce bleu spectral sur lequel les nuages sont noirs, les villes espagnoles, très concentrées et pleines d’immeubles gris signés Franco donnent l’impression d’une fin d’après-midi d’hiver. Vêtu d’une simple blouse bleue pareille à une chemise d’hôpital, Roca Rey est entouré des siens toujours costumés, toujours vêtus de leurs habits de lumière. C’est lui, le matador, qui s’est seul déshabillé et qui a seul quitté terre. 

            Ils reviennent sur la grandeur de son exploit, sur sa légèreté de sa danse, sur la façon dont sa hanche a touché l’épaule de l’animal, dont il le faisait passer dans son dos, devant lui, dont il lui a fait face. Ils reviennent sur la façon dont il arquait son buste, dont il tenait ses cuisses, ses avant-bras, sur ses pointes et sur les innombrables faveurs de la Providence dont il a bénéficié.

        Tombé, propulsé contre la palissade carmin de l’arène, sale et couvert de sang et de sueur, il ignore les exhortations de ses hommes. Tous lui demandent en chœur s’il va bien, il se contente, toujours un œil sur la bête, de dire qu’il y retourne.

        La bosse de la bête contient toutes les passions bientôt coagulées du public agglutiné dans les gradins. Quand le taureau gît dans le sable et se vide, un membre de l’escadron dit à un autre : « Ne le touche pas, cette saloperie va nous contaminer. » Il faut être pur, c’est l’animal en nous qu’il s’agit de faire taire. Il faut prendre la mesure du conflit. Ce qui se joue entre l’homme et le taureau et entre eux deux seulement.

        On ne voit que la noblesse de ses rictus, la bave et le cul tâché de l’animal. On perçoit la masse de ses muscles, la douceur de son regard et la hargne de l’autre, sa sveltesse. On voit le sang qui dégouline et fait briller le pelage noir de l’animal, on le voit se mettre en boule, se protéger le crâne et rouler sur le côté. On ne sait plus quel sang tache l’autre, les deux se mélangent sur le sable jaune.

        Il y en a aussi un peu pour les autres. Leurs cris, leurs appels, la mise des banderilles, la pointe du picador, sa suffisance du haut de son cheval plastronné, recouvert d’un épais matelas jaune que les cornes du taureau qui charge ne transpercent pas. La lumière éclatante et surexposée de certains plans fait ressortir l’or de chaque plan et toute la lumière des yeux. C’est ainsi qu’on voit l’alliance à l’annulaire d’un des coéquipiers : il a pêché, un autre torero à deux enfants, ces deux-là ne seront jamais saints.

        Les femmes sont convoqués au titre de sainte et de putain. Le taureau est tué avec vérité et méthode, clairement et distinctement, selon une formule qui se répète mécaniquement et dont les axiomes sont : le torero est courageux et seigneur en son corps tandis que le taureau est lâche, menteur et soumis à son corps.

 

        Ce premier est un saint, ce second « un fils de pute ». Roca Rey l’appelle comme ça, les autres aussi. C’est la servitude de son âme à son corps, la complète dépendance de cette première au monde qui la rend mortelle et haïssable.

        Quand il regarde l’animal possédé, l’épée tordue du matador au bout de la main calme d’un corps tremblant, contenant à sa pointe l’esprit qui maintenait la posture de l’ensemble, Andrés Roca Rey abandonne l’animalité. C’est au moment où il tue qu’il est le plus semblable à un ange. C’est là que son corps n’est plus rien, c’est là que s’incarne la volonté de Marie, la femme de sa vie qui repose à côté de son lit. Il crache sur l’animalité, et sur l’humanité aussi.

        Il tue. Il est sauf et se sauve. Un coéquipier lui dit : « La vie ne pèse rien. » Le taureau pisse le sang, convulse et se détend. Il continue : « Tu es unique. On chie sur les morts. » Car c’est la vie qui tue, et car il n’y a vie qu’en raison de cette mort possible.

        Le conflit est source de vérité. C’est l’ordalie de l’espèce. Le torero joue à la résistance de la volonté. Il commence la journée et abat trois bête une plaie ouverte sur la cuisse. Il faut insulter son orgueil. Il faut haïr ce qui nous rapproche du sol. C’est l’animal qui est soumis aux mouvements de la muleta. C’est l’animal qui rampe. C’est l’animal qu’on débarrasse du sable tiré par les cornes avec des chaînes ou d’épaisses corde. C’est à lui qu’on découpe les oreilles car c’est lui qui ne mérite pas d’entendre. C’est lui qui n’a pas accès au langage. Roca Rey exhibe les oreilles, une seule ou une dans chaque main : ce sont elles que l’on jugera d’ici ou d’en haut. Il se montre indifférente à la présence de la famille royale, son Royaume est ailleurs.

        Il faut le vide en soi pour que Dieu rentre. Il faut savoir se laisser habiter. La perfection formelle du film de Serra tire les colonnes d’un palais où vivre et se mouvoir ; qu’on déteste ou que l’on adorera la corrida, on entrera dans le palais et en sortira renforcé. En cela le film est fort.

        Reste que le torero domine la caméra quand il ne la méprise pas. Quand la mise à mort est un sacrement l’image et l’écran sont réduit à néant. Les dieux sont partout et surtout dans les ascenseurs dorés du Ritz, ils boivent dans des gobelets en argent, ils sont parés de vêtements brillants. Son assistant le regarde et l’aide à se changer. Roca Rey enfile son collant, se serre le sexe d’un côté, enfile ses chaussettes fuchsias et l’autre demande : « Noir et or ou blanc et argent ? » L’esprit vise la possession la plus entière de sa vie. Si Roca Rey est un roi, c’est car il n’y a rien qui puisse résister à son choix. S’il meurt en combat, c’est par suicide ou car la bête est habitée : car on peut dire la bête courageuse, le toro bravo. Car la bête a écrasé en elle la soumission à ses inclinaisons. Jamais la chair ne retourne à la chair. La décision de toréer est comme la décision de philosopher. C’est le commencement d’un processus qui doit atteindre à sa fin. Gottfried Benn écrivait dans Double vie : « Les choses de l’esprit sont irréversibles, elles vont leur chemin jusqu’au bout, jusqu’au bout de la nuit, elles ont une véhémence qui dépasse celle des choses physiques. »

        Le public réclame l’oreille. Un autre compagnon dit : « On a tué Madrid. » Les ballerines du torero tracent des cercles dans le sable. C’est la force de la vie. La victoire terminale de l’esprit absolu. Il n’y a qu’un homme par révolution, qu’un philosophe par siècle, qu’un prophète dans l’histoire. Les fidèles sont misérables. Ses ennemis sont laids. Le torero est magnifique, il est le seul. Il est absolument seul avec la bête et dans leur monde ne sont que deux. Nous devrions avoir honte.

        C’est la bête qu’on voit d’abord, au tout premier plan du film, de nuit dans un champ bordé d’arbres. Elle est noire et elle est nue. Un frisson électronique parcourt nos oreilles, c’est la musique originale parfaitement dosée, inquiétante et sublime. Elle indique l’enjeu que nous n’avons fait qu’esquisser. Elle dit bien que malgré l’or de l’esprit reste le fond pulsionnel de l’animal. Poussés à l’extrême les deux se confondent. Il n’y a plus ni homme ni bête, il n’y a que la vie et la mort. Le face-à-face est une lutte à mort pour la reconnaissance et la répétition d’un principe qui disparaît. Ce film est sacré comme le sont les chants rapportés dans Les Techniciens du sacré. Il est sacré d’une sacralité qui s’efface.

        La bête est nue et ses deux yeux sont comme des astres noirs quand ils s’apprêtent à se fermer pour la dernière fois.

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