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Sur Jeunesse sans Dieu

d’Ödön von Horváth

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20 mai 2023

C’est d’abord un titre, la force d’un constat et la tristesse inhérente à l’idée de toute privation. Un auteur contemporain traiterait sans doute de ce thème par le prisme de l’individualité. En 1938, l’auteur d’expression allemande Ödön von Horváth raconte dans ce roman certes des tourments intérieurs, ceux de son narrateur, professeur d’histoire-géographie dans un collège de l’Allemagne d’Adolf Hitler. C’est surtout de la destruction de l’individualité que traite le livre, par le devenir-masse du peuple allemand sous le IIIème Reich. Pour un aperçu théorique sur cette question, voir la fameuse Psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon, ou le plus poétique Masse et puissance (1960) du prix Nobel Elias Canetti. Ici, il s’agit d’enfants.

 

Quarante-quatre brefs chapitres de ce court livre (cent cinquante-cinq pages) donnent à voir la relation qu’entretient le professeur trentenaire avec les élèves de sa classe, nommés seulement par la première lettre de leur nom de famille : Accourant, je suis tombé sur cinq garçons, à savoir E, G, R, H, T, en train d’en rouer de coups un sixième, F, pour le nommer. (p. 9) Où apparaît pour la première fois la violence physique, qui sera un fil directeur du livre. La violence est aussi morale, présentée dès le premier chapitre, « Les nègres ». Le professeur corrige les rédactions de ses jeunes élèves à propos des colonies allemandes. Il fait valoir que les colonisés sont des êtres humains. Cette remarque lui vaudra l’acrimonie du père d’un élève, N. Il démoraliserait la jeunesse. C’est un crime anti-social, dans une société-caserne. Le professeur sait qu’au fond, sa mission n’est pas d’enseigner, mais de préparer de futurs soldats à la guerre. Un point, c’est tout ! (p. 14) Il n’y a pas de place pour la vérité.

 

Déprimé, le professeur rentre chez lui. Il boit du schnaps dans un bar, rencontre une connaissance qu’il surnomme Jules César. Il ressent son époque comme un patricien de la fin de la République devait ressentir la sienne. Le chancelier Hitler n’est mentionné que comme le plébéien en chef. Peu de temps après, la classe part pour un camp d’été, dans la nature.

 

Il s’agit là ouvertement d’exercices militaires. Le drapeau est hissé au matin. Les élèves dorment par trois dans des tentes. Bientôt, ils s’entraîneront au tir sous la direction d’un adjudant ayant participé à la Première Guerre mondiale, sur des mannequins de bois revêtus d’uniformes ennemis. Un groupe de jeunes filles randonneuses passe. Elles aussi doivent durcir leurs corps pour la Patrie. Le désir s’efface.

 

Le professeur surprend un groupe de jeunes hères menés par une jeune fille, Ève, qu’il voit voler une vieille aveugle. L se fait voler son appareil photographique. Tout le monde ne participe pas de la société nouvelle… On met en place des sentinelles. Professeur et adjudant surveillent le ballet nocturne des enfants. R se plaint de Z & N. Ils se chamaillent nuitamment. N se plaint :

 

— Pourquoi te bagarres-tu sans cesse avec Z ?

— Parce qu’il m’empêche de dormir. Il n’arrête pas de me réveiller. Il est tout le temps en train d’allumer la bougie au milieu de la nuit.

— Pourquoi ?

— Pour écrire ses âneries.         

— Il écrit ?

— Oui.

— Qu’écrit-il ? Des lettres ?

— Non. Il tient un journal.

— Un journal ?

 — Oui. Il est stupide. (p. 60) Quand l’intériorité devient un crime…

 

Après cela, il y aura un mort — la destruction d’un individu —, dans le campement, à cause d’un coffret contenant le journal, ouvert par curiosité par le professeur, à cause de la promesse faite haute par son propriétaire, Z, de tuer quiconque le lirait. Ève a joué un rôle dans cette affaire : on l’accusera. La quête de la vérité sera celle du professeur. Pour elle au procès il renoncera à son confort. Confondre le vrai coupable fera intervenir encore Jules César, une prostituée nommée Nelly, un bordel s’appelant le Lys, un club de jeunes amis de la vérité, ayant rédigé une charte. C’est un regard vide qui désignera le coupable, un regard de poisson.

 

Cette petite histoire finit bien et, à la fin, le professeur part pour l’Afrique. Ses jeunes amis du club lui ont révélé que les collégiens l’avaient surnommé “le Nègre”. Aussi, la dernière phrase du livre annonce-t-elle sereinement que : Le Nègre s’en va chez les nègres. (p. 155) Car on retrouve de part en part, parmi ce qui pourrait être lu comme une tragédie en actes aussi bien que comme une satire sociale, l’ironie désabusée de l’auteur, sa malice, son sens de la justice, et une note d’espoir. Dieu n’est peut-être pas si absent, en fin de compte.

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Ödön von Horváth, Jeunesse sans Dieu. (Jugend ohne Gott, Allert de Lange, Amsterdam, 1938 ; traduction française, 
Éditions Sillage, 2013.) 

Jean-Michel Leroy proposera dans le numéro 2 de HUIS CLOS des traductions inédites d’Ödön von Horváth.

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