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Étude double

18 décembre 2023

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        À quelques mois du concert, je m’étais enquis dans mon entourage de la qualité des performances live de l’artiste que j’écoutais assidument depuis près d’un an et demi. Un certain garçon texan (Texan d’Austin, donc plutôt très drogué) qui, comme moi et d’autres autour de notre groupe informel de la résidence Solin, avait alors des velléités de création artistique, fut de mes familiers le seul à pouvoir me renseigner. Or il m’assura catégoriquement que les concerts de Grimes étaient tout à fait catastrophiques, qu’ils ne valaient pas le déplacement.

        La logistique de production nécessaire pour reproduire efficacement en direct le type de chansons qu’elle avait tendance à créer me semblait assez complexe en effet et j’avais d’ailleurs vu des retransmissions disponibles à l’époque sur YouTube qui semblaient montrer des résultats un peu inégaux. Certes la féérie de ses œuvres s’en trouvait altérée, mais c’était aussi le charme du DIY, la beauté de voir la chansonnière bidouiller quelque chose plus ou moins laborieusement jusqu’à trouver ce réglage qui émouvrait la salle, qui ferait décoller le concert. Et puis tout cela contenait le sous-entendu merveilleux que l’œuvre était “faite”, non pas synthétisée, mais fabriquée via des outils accessibles, à portée de main.

        Le dernier album, qu’à dessein je n’avais pas encore écouté, avait suscité de telles réactions, je m’imaginais donc que mon Texan succombait à une mode de dénigrement autour du personnage, faisant sans doute écho à je ne sais trop quels dires d’un critique populaire.

 

        À vrai dire, j’avais tant approfondi ma connaissance de cette musicienne que je ne comprenais plus vraiment ce que j’avais cherché en interrogeant quelqu’un d’autre. Chez elle, l’écart entre l’univers du clip vidéo et celui des concerts était plus réduit qu’on eut pu le penser ; celui de Genesis aurait pu être tiré du magazine Dazed, mais demeurait très minimaliste, celui de Vanessa ressemblait à un délire d’étudiant en photographie ; Oblivion était littéralement filmé sur les gradins du stade de la faculté de McGill. On entrecoupait la mise en scène de soi de séquences plus authentiques, invitant les bégaiements de l’artifice à rejoindre le montage final. Le making-of s’unissait à l’œuvre elle-même, ce qui la rendait plus légère, occupant une espèce de zone intermédiaire entre le public et l’artiste. Une notoriété intermédiaire comme celle de Grimes à l’époque, c’est une célébrité plus perméable que les autres. Tout ce qu’elle faisait pour raffiner son apparence était encore parfaitement visible et identifiable comme tel ; teinture farfelue, maquillage improbable, vêtements rares (cadeaux d’un designer quelconque) suffisamment étranges pour la mettre à part : strictement rien encore qui ne soit pas l’apanage comportemental de n’importe quelle étudiante des métiers de la mode, des beaux-arts ; n’importe quelle free-party montrait des gens de ce genre. Il était clair pour tout le monde qu’en matière d’esthétique la différence essentielle entre une Grimes et une autre bourgeoise multicolore était le budget, notamment un ou deux mecs à plein temps sur la caméra qui brainstorment avec vous, et puis des couturiers par-ci par-là qui font des cadeaux.

 

         Bien sûr, on ne va pas prétendre que la production musicale en elle-même manquait de talent ; la majorité des aspirantes artistes sont des êtres profondément stériles avec ou sans chevelure fluorescente. Ce n’était pas son cas. C’était même justement par sa musique qu’elle se sublimait ; tout comme son visuel, cette dernière contenait tout de même une intuition très riche qui était justement d’allier le médiéval et le futurisme. À un certain niveau cela prenait acte du fait que la nouvelle génération était officiellement fatiguée d’aborder l’avenir en dehors de toute métaphysique ; dans l’œuvre de Grimes, au moins, l’avenir se concevait comme une opportunité de ré-enchanter le monde ; il y avait même une sourde injonction à vivre cette transformation de l’expérience de notre vivant même. Et bien sûr, d’un point de vu littéral c’était un fantasme ; ce qu’on pourrait appeler l’idéalisme technologique hantait encore le monde en 2014, d’une manière bien plus optimiste qu’en 2023. Dans ce mélange des formes temporelles qui promettait la renaissance des âges d’or dans les innovations du présent, nous en venions à éprouver une nostalgie de l’avenir et cela trouvait dans une chanson comme Genesis un exutoire rêvé

Du carburant de fantasme

L’allégorie d’un avenir pur,

La douceur tragique d’une

Genèse souterraine, ambiante,

Matrice immédiate de l’absolu ;

Le soprano miaulé en réverb,

Ce chœur artificiel de voix prophétiques,

Un chant tentaculaire :

La sérénade d’une hydre…

 

 

        Il y a qu’en fait le personnage de Grimes synthétisait des éléments culturels ambiants d’une manière qui faisait aimer l’avenir et par extension le présent, comme un moment transitoire vers une destination mystique. C’était déjà, à l’époque, une interprétation transhumaniste des esthétiques contemporaines, une sorte de main tendue des transcendances numériques à l’imagination de la jeunesse. C’est en parvenant à se faire ainsi une ambassadrice de l’avenir que la chanteuse séduisait, tout particulièrement parce que personne n’incarnait mieux le présent, comme nouveauté encore incomprise qui domine le paysage.

 

        Évidemment, ces projections concernaient principalement les écoutes de fauteuil. C’est qu’il n’est pas facile de sensationnaliser de la musique électronique. En ce temps-là déjà, certains DJ portaient des masques improbables pour ajouter un peu de matière visuelle à leur performance. Cependant, en ces matières pareille-ment, Grimes avait une approche légèrement différente, un certain avantage, car elle dansait. Aussi, malgré sa pose de bibliothécaire voutée sur son Ableton et son système de son, s’agitant lentement sur ses deux mètres carrés d’espace vital (tables couvertes de matériel occulte), elle était nettement plus vive que les artistes de dubstep qui se contentaient de dodeliner vaguement. Elle avait des petits cycles de spasmes, comme des arabesques corporelles qu’elle approfondissait quand le labeur de la musique le lui permettait.

        Avec le temps, ce qui n’était d’abord guère plus qu’un DJ set dansé s’était agrémenté de danses lascives, généralement exécutées par deux professionnelles assez plantureuses qui l’accompagnaient désormais en tournée. Cependant, et il est important de le souligner, rien n’est encore chorégraphié ; il suffit de revoir le clip de REALiTi pour s’en rendre compte : pour toute la grâce qu’on pourra lui trouver, la danse de Grimes est une danse de clubber, une danse de rave, une danse improvisée.

 

        Ce clip de REALiTi (je parle bien ici du single d’origine et non de sa tragique refonte) était ainsi la rencontre parfaite entre deux mondes, une sorte d’équilibre idoine entre la fraîche légèreté d’une petite production et une professionnalisation croissante. C’était une vidéo qui reprenait des passages de différents concerts d’une tournée et qui faisait danser Grimes dans différents lieux.

        Naturellement, en me rendant à ce concert de 2015, je ne pensais pas trouver quelque chose de radicale- ment différent, le single étant sorti moins de neuf mois auparavant. Et pourtant j’arrivais sans le savoir à une période charnière. Il devint évident à quelques secondes du lever de rideau que la danse avait complètement pris le dessus sur le métier d’horloger des rythmes. L’aspect DJ set était désormais résiduel ; pour ce qu’il en restait, le moindre geste autour de l’appareillage électronique avait quelque chose d’ostentatoire, montrait un niveau d’énergie assez incompatible avec la minutie d’antan. C’était un phénomène étrange qu’on ne comprit pas avant six mois, en se rendant compte à la trentième écoute que l’album était tout de même inférieur au précédent. En effet Grimes, c’était déjà fini. Ce qui n’était il y a un an qu’une petite veste de haute couture sur un look malgré tout discret, était devenu une garde-robe entière composée par une équipe de quinze personne. Les clips étaient devenus des grosses productions, originales mais lourdes, comme une version pop art des esthétiques précédentes ; on était passé de la mélancolie des couleurs froides relevée par la fluorescence et le pastel, à la bonne humeur plus gourmande de couleurs chaudes et des rythmes rapides. De facto, l’ambient et la lenteur quasi contemplative, presque grégorienne de Visions avaient tout à fait disparu. Elle a pu revenir par la suite, mais cela sentait le réchauffé.

 

        Björk est devenue avec les années une sorte d’esprit chthonien, mais elle a d’abord eu un visage ; Yeule n’a jamais eu de visage et d’ailleurs c’est très bien ainsi. En 2023, le visage de Yeule c’est le vide entre deux masques, une entité fantomatique à l’essence ambigüe. Cela convient bien à l’égérie d’une ère de l’ectoplasme, de l’informe. De fait, les visuels de ce genre étaient jadis réservés au cinéma d’horreur, avant d’être portés sur la scène musicale par les expériences d’Arca, de Doon Kanda et de Björk ; cependant, ici, ils rejoignent et approfondissent une nouvelle féérie transhumaine, c’est ce qui nous intéresse.

 

        Les variétés de textures sonores inédites conçue par Yeule sont assez uniques et d’ailleurs plus étendues que celles de Grimes ne l’ont jamais été, permettant quelque chose d’authentiquement psychédélique, c’est-à-dire de vertigineux dans la forme et dans le détail. Si psychédélisme il y avait chez Grimes, cela passait essentiellement par la reverb’ des chœurs, par ces synthés poreux empreints d’irrégularités volontaires, ou alors par les visuels hystériques de la période Art Angels.

        Après dix ans, on a peut-être simplement envie d’accepter le fait que le futurisme de Grimes a stagné ; I Wanna be Software est un single qui aurait été intéressant il y a dix ans et qui est aujourd’hui rébarbatif. Sans doute a-t-on suffisamment déclaré toute la décennie durant que toute la jeune génération désirait profondément se suicider dans un saut de l’ange technologique, il est assez scandaleusement peu ambitieux de continuer à écrire des chansons et de textes qui s’arrêtent au seuil de ce plongeon.

        Et ce qui fascine chez Yeule justement, c’est qu’elle traverse déjà une trans-humanisation avancée dans la métaphore, ce qui lui permet une lucidité cathartique vis-à-vis des douleurs générationnelles qu’elle endure. Yeule a compris qu’elle n’avait pas besoin d’attendre le messie technologique pour être une Cassandre, pour développer un futurisme de l’âme.

 

        Au Café de la Danse (lieu dénué de café comme de danse), où je viens voir le nouveau bodhisattva des harmonies visionnaires, la difficulté particulière de transformer la musique électronique en spectacle est contournée d’une manière différente et réussie : Yeule met simplement ses synthés et ses passages d’ambient sur une bande son et se transforme en guitariste pour la performance. En fait le nouvel album plus shoegaze que les précédents se prête plutôt bien au format groupe de rock.

 

        La prouesse de mastering lui permet de faire entendre les différentes sources sonores non seulement distinctement les unes des autres, mais comme éloignées les unes des autres, comme si un vide se sentait entre chaque plan. La perspective sonore que Yeule donne ainsi à écouter est d’une profondeur vraiment rare, un paysage d’une composition aussi nette qu’abondante de détails. Ensuite l’éclectisme, dans l’alternance très brusque des passages d’ambient, des passages mélodieux plus électroniques et de la cacophonie à tempo plus ou moins doublé, structure merveilleusement toutes les trouvailles sonores de l’artiste. L’ambient est si bien maîtrisée qu’on l’écouterait pendant des heures, comme un poème de bruits ; en plein milieu des passages plus rythmés, elle dépose des synthés qui sont comme des miracles de quelques notes, chacun d’entre eux.

 

        Les séquences très contrastées se succèdent avec une telle violence qu’on croit voir une synthèse pleine de fissures se poursuivant infiniment dans la douleur. La chanson Electric tout particulièrement est tout à fait sidérante à entendre en direct, alternant l’intimisme très doux des couplets avec cette voix stridente qui semble appartenir à un animal d’outre-ciel échoué, à l’agonie.

 

        Il y a un aspect de martyr dans cette musique qui est véritablement dans le ton de la période actuelle. Yeule, c’est une transcendance sans salut, une supernova de l’esprit numérisé. Il ne reste plus d’optimisme dans cette vision de l’avenir ; la mélancolie de la genèse a laissé place à la tristesse amère du péché originel, la seule entité à avoir définitivement vaincu la science dont l’âme a disparu, volée et cachée dans un abysse.

        Écouter des passages de Yeule, c’est parfois comme de découvrir une version éthérée et lumineuse d’une conflagration de chair dénaturée dans l’hybridation mécanique, de celles qu’on voyait dans le film Akira ou bien dans Tetsuo the Iron Man. C’est le spectacle intime d’un esprit rongé, défiguré par l’invasion divine, par des passions absolues broyant le réel dans un alliage de vertiges lucifériens ; la terrible fuite en avant d’une sainte algorithmique qui n’assume pas ses miracles. L’esprit humain lui-même semble promis à un sparagmos moderne, un tiraillement devenant un écartèlement devenant fragmentation.

 

        Dans la stridence supplicatoire, on sent dominer ce qu’il convient d’appeler un pathos transhumain et qui contraste vraiment avec la décennie d’avant ; le pessimisme a infecté jusqu’à la thématique de la science appliquée à l’expérience et au quotidien. L’expansion transcendantale promise par le progrès scientifique, c’est-à-dire cette croissance démesurée du champ des possibles, ressemble davantage à un procédé hors de contrôle et délétère, une lente annihilation où la forme humaine se défigure infiniment, incapable de muer ses sens en reliquaires de l’infini. Dans cette atmosphère il ne demeurerait que des consolations, des petites sentimentalités impuissantes, plus ou moins affolées par la violence du destin promis. Et l’on voudrait se dire qu’il y a du fatalisme à cela, mais les anciennes égéries n’offrent aucune alternative réelle. La sensibilité à fleur de peau des jeunesses d’avant-garde semble de plus en plus maniaque, flirte avec la psychose, ne semble plus capable de se concevoir métaphysiquement en dehors de la destruction.

 

 

 

 

 

Les illustrations de ce texte sont : une photographie de Yeule pour Pitchfork, prise par Wanjie Li © ; un extrait du clip de la chanson REALiTi (© Grimes & Mac Boucher) ; un extrait du clip de la chanson Atopos de Björk ©, ces deux derniers éléments ayant été capturés sur le site YouTube.

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