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Dix ans d’Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch

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25 mai 2023

Il y a un 2013 comme il y a un 2015, un 2017 et un 2019 mais il n’y a pas d’ambiance 2014, ni en 2016 ou 2018 par exemple. Et en 2013, cette ambiance était la plus forte. Ce qu’il y avait d’important, de précis, et peut-être même de finalement beau dans l’année 2013, c’est qu’elle matérialisait encore la concrétisation de l’infini des possibles évoqué par Kierkegaard. Quand il écrit « Il n’y a rien de plus parfumé, de plus pétillant, de plus enivrant que l’infini des possibles » ; c’est alors précisément l’an 2013 qui me revient en mémoire. C’était un bonheur bête, mais suffisant. Et puis, souvenons-nous, l’année 2013 :  c’est celle de Get Lucky  de Pharell Williams, de la sortie du film Gravity d’Alfonso Cuarón, du Loup De Wall Street de Martin Scorsese, et de La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche. Je me souviens aussi de ce groupe de musique, alors très célèbre dans la capitale française : Fauve. Qui aujourd’hui se rappelle ces chanteurs qui criaient si tu m’entends le blizzard ? Parmi toutes ces références qui sont bloquées dans l’année 2013, et que l’on peut précisément disséquer dix ans plus tard avec le recul nécessaire, il y a le film Only Lovers Left Alive. C’était un film qui faisait à sa sortie référence, qui était une œuvre dominante, autant dans son contenu que dans la forme. Mais dix ans plus tard, j’ai l’impression d’être passé à côté de cette œuvre, et que finalement le film n’est pas aussi précieux qu’il paraissait, et précisément parce que nous avons changé d’époque. Que s’est-il donc passé ? Pour ceux n’ayant pas eu l’occasion de voir le film, et que je ne recommande donc finalement pas, bien qu’il est toujours intéressant de voir et connaître par soi-même, c’est une terne histoire d’amour entre deux vampires. Voilà, c’est presque tout ce qui engage l’œuvre et qui la compose. 

 

Il y a d’abord ce couple qui représente le point nodal dans la compréhension du film. Il s’agit de voir dans cette relation, qui traverse le temps et les époques, la volonté forte d’une union qui dépasse tout cadre et qui représente l’unique point d’atterrissage pour ces deux vampires effrayés de vivre indéfiniment, ils sont la classique compréhension d’un alpha et d’un omega dans la vie de l’un envers l’autre. C’est classique, mais abstrait et vieilli aujourd’hui, on n’y retrouve pas une dimension philosophique qui pourrait apporter une meilleure compréhension à ce choix risqué, surtout lorsqu’on appelle ses deux personnages principaux Adam et Ève. Ceux qui composent autour de ce couple ne sont pas intéressants et n’apportent rien à l’œuvre : Ian, l’ami d’Adam à Détroit, permet de comprendre qu’il existe un lien avec le monde des « zombies » tandis que la relation d’Ève avec Christopher Marlowe à Tanger représente le lien spirituel vers le passé. La sœur d’Ève est la seule dynamique du film, mais ses comportements hasardeux mènent à la mort de Ian, et elle s’éteint aussi rapidement qu’elle est apparue. Puis c’est au tour de Christopher de mourir. Le manque de sang frais oblige les deux personnages à piéger un jeune couple, c’est ainsi que l’on s’ennuie à la fin du film. Pas de réponse sur l’éventuel suicide d’Adam, pas de réponse sur sa relation à la musique, le film n’avance pas, et finit sur rien. 

 

Pourtant, Only Lover Left Alive était bien un film réussi en 2013, et je me demande bien pourquoi. C’est certainement en raison de l’esthétique adoptée par Jim Jarmusch, cette facilité à croiser des mondes — parfois d’une manière qui, avec le recul des dix années, me semble abrupte — et cet esprit d’une recherche de la perfection dans l’art. Les multiples tentatives de références citées tout au long du film : allant de Ramón de Campoamor y Campoosorio à Umar ibn Abi Rabi’ah, en passant par Kafka et Mishima, sont très liées au monde tel qu’il évoluait en 2013. À cette époque, Basquiat n’était pas aussi connu qu’il est depuis sa réappropriation par certaines entreprises, et on croyait encore à la magie des vampires, à dépasser les époques. En 2013, nous étions encore au XXème siècle. 

 

En définitive, je crois que le film appartient à un espace-temps protégé, à cette période où il semblait intéressant, et peut-être même cool de lire et d’écrire en étant un vampire, en se cachant du monde morose, et en vivant de nuit. Mais tout cela ne nous appartient plus aujourd’hui, et semble donc parfaitement désuet. C’est en cela que le film Only Lovers Left Alive n’est pas raté. Il appartient à un monde qui avait ses propres logiques, et où — il faut bien le reconnaître — certaines œuvres participaient à la création d’un décorum parfaitement inadapté aujourd’hui. Dans un monde où des millions d’individus regardent avec attention les épisodes de Gossip Girl, l’œuvre de Jim Jarmusch n’est pas inadaptée. D’une œuvre historique, il devient une pièce de l’Histoire, il permet de comprendre pourquoi nous aimions certaines choses il y a dix ans, et que nous ne sommes plus dans ces vagues aujourd’hui. Nous avons grandi, et peu de choses semblent toujours dignes d’intérêt dix ans plus tard, ce film n’en fait pas nécessairement partie.

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