Sol, solor, sollers, solus
Sur les derniers livres de Philippe Sollers
Gabriel Pitous
9 décembre 2024
On se sera fait un avis avant que j’aie parlé. Pour, contre, indifférent. Indifférence, — voilà, — c’est d’un homme mort que je voulais parler aujourd’hui en me levant. Pour moi Sollers a d’abord été un homme de télévision, pire et deux fois mort, de rediffusions. De quelques émissions d’Ardisson, Ruquier, et Salamé, de la télévision publique à la télévision privée, de Canal+ à Public Sénat, il était toujours là, plus ou moins bouffi, plus ou moins soûl, plus ou moins à son aise de jouer la comédie : ces gens sont sérieux, ils sont vraiment médiocres. Déjà plus personne ne le lisait, pas même les journalistes, on l’interviewait avec des fiches vieilles de cinquante ans : « Mauriac et Aragon complimentèrent votre premier livre… » On ne l’a jamais lu. On a toujours attendu le moment de publier sa nécrologie, et comme les nécrologies ne parlent que superficiellement des livres, on la mettait à jour à chaque sortie. Qui a lu ces petits folios très fins à la couverture toujours belle ? Studio, L’Éclaircie, Médium, L’École du mystère, Mouvement, Beauté, Centre, Le Nouveau, Désir, Légende, Graal… Personne. Je voulais donc parler d’un auteur mort avant de mourir, des variations jusque dans le style de sa lourde respiration de fumeur, de ses yeux plissés que la malice a lavés, de son dos voûté de grand athée, de qui a trop lu et forniqué sous le regard de Dieu, de son absolu retrait dans le néant anticipé. Pourtant je tiens ces livres pour de grandes réussites.
Plus d’avant-garde. Fini les Drame, Nombres, Lois, H, Paradis, même l’interminable succession de Femmes. Retour à la langue claire, fin de l’abondance verbale ; retour aux débuts de la jeunesse, méditation d’une forme en compagnie d’autres morts dans le boudoir du succès : les anciens, Casanova, Céline, Dante, Heidegger, Hölderlin, Lautréamont, Rimbaud, Sade, Louis-Claude de Saint-Martin, Saint-Simon, Voltaire… Mais cela ne dit plus rien à personne, ses derniers livres sont des livres d’initiés, il faut avoir lu, autrement on a les images et pas davantage : les histoires d’amour, les femmes, les souvenirs, les rêves, les promenades, les actualités, les courants marins, les arbres, la musique, la facilité de l’écriture, les complots, la médiocrité littéraire, les essais biogénétiques, les trafics d’organes, des corps, la mafia, politique, financière, artistique, tout ce dont un moraliste français devrait parler aujourd’hui. Libertin dilettante, constituant une encyclopédie de sa curiosité, ne l’ordonnant que discrètement, il extrait ses lectures : c’est un parfumeur, un acteur, un joueur dont on est dupe. Bien sûr que le liquide qui concentre l’essence d’une plante n’a rien de commun avec la plante telle qu’elle pousse, telle qu’on la cueille, telle qu’elle fleurit et qu’elle fane. Bien sûr qu’il s’agit d’une toute autre connaissance. On lui aura reproché de mal utiliser des auteurs qu’on aime et chérit comme on croit conserver le printemps dans un herbier, mais nous sommes lourd, quand il est léger, le monde lourd, quand le regard qu’il porte dessus est léger. Il aime les corps tels que vivants, tels que croissants et mourants, il vieillit et se sait être l’un d’eux. Alors peu importent les initiés, qui en est ne se sentira pas trahi tant qu’il aura laissé ses narines en libertés ; qui tombe sur un de ces petits livres fleuris comme dans une rue qu’embaument les lilas saura qu’il suffit de respirer pour en profiter. Pourtant il n’ignore rien de la détresse, de la folie, des opinions qui prolifèrent et partout étouffent la grande santé, gratuite et bornée par la mort. Il sait les images du temps, il en connaît d’autres : celles de sa jeunesse bordelaise, celles du sud de l’Europe, de Venise, de l’artifice, et ne réclame aucune authenticité. L’authenticité c’est pour les autres, comme le besoin de se rassurer pour s’assurer. Lui est léger, une enfance heureuse préserve des retombées. Et il connaît les lieux du monde et leurs cachettes, leur commerce. L’hôpital, laboratoire de la fabrique de l’homme occidental, où il naît, s’accomplit, meurt. L’église, ses rangées de chaises désertes, ses bas-côtés touristiques, ses images, sa foi, son génie esthétique, la pauvre condition de l’art ne pouvant à lui seul et sans liturgie constituer le culte dont il vécut. Les parcs, les chambres, les fenêtres ouvertes sous l’air étouffant de la Gironde.
Pas plus qu’attendre devant, toquer à la porte des dieux ne les fera venir. Sollers écrit ses derniers livres à son petit bureau de la maison familiale de l’Île de Ré, sur des cahiers Clairefontaine à petits carreaux, son fume cigarette en main, des disques empilés derrière. Il s’arrête quelques fois en mettre un et ne fait rien. Oui, la politique, la télé, les plateaux, ça n’était rien, amusement, divertissement spectacle, draps sous lequel le corps respire — respire-t-il ? La mer passe devant, elle coule, il a quelque chose de la momie, il est le corps enroulé de bandelettes mortuaires, le sarcophage serti de pierres, de joyaux. Les pierres c’est quelque chose, elles nous survivront.
Pour lui les femmes ont un savoir pratique des choses divines, elles accomplissent naturellement le service divin qui demande aux hommes tant d’efforts, les hommes s’activent, elles demeurent : leurs noms brillent, il y en a plein et ça n’est jamais le même. C’est pour cette raison qu’il est autant qu’il lui est possible de l’être femme, qu’il jouit et fait jouir autant. Pour lui la Chine est une autre France dont Paris est la capitale secrète. Pour lui c’est sa sœur qui a raison sur Rimbaud. Pour lui les atlantes, des femmes plus âgées, l’ont initié. Pour lui le verbe a fait son temps, le prologue de Jean aussi : « Les représentants du vieux Dieu mort et de la vieille littérature sont destitués, mais continueront à parler et à écrire comme si de rien n’était, ce qui est sans importance, puisque plus personne n’écoute ni ne lit vraiment. » Le paradis reviendra, il lui est arrivé de le chanter, il a voulu qu’on lui chante sur son lit d’hôpital. Le paradis est classique, l’enfer est moderne ; tous les mouvements sont permis, le déguisement préserve.
Il devait lui arriver d’être seul dans la chambre, s’il ne l’était pas il devait lui arriver de demander la solitude. Il allumait la télévision : l’image seule, sans le son. Il devait y avoir une fenêtre dans sa chambre et peut-être le soleil derrière, les sommets de quelques arbres quelconques sur lesquels d’autres sont morts. Plateau à la con, série française, téléachat, un monde mort : lecture de tweet en live et commentaires, sur commentaires, sur commentaires. Fut un temps il était bon à ces exercices, il draguait les jeunes présentatrices, les jeunes chanteuses en promo, et c’est ainsi qu’il se vendait. Mais la mort attend, il lui sourit, il demande qu’on lui mette un CD, puis demande qu’on le laisse. C’est Mozart, Bach, Haydn.
Trouver le réconfort sous le soleil nécessite une adroite méthode de simplicité, d’absolue singularité, une délicate solitude : sol, solor, sollers, solus — quelques pages de Gaffiot bien comprises.