Le sacrifice fantôme de Luigi Mangione
Gabriel Pitous
10 décembre 2024
§1. La société industrielle n’est plus et depuis longtemps, — au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale, — la forme que prend notre société. Quand « Unabomber » écrit La Société industrielle et son avenir, que Luigi Mangione, le tueur de New York, assassine Brian Thompson, le PDG de UnitedHealthcare, ça n’est plus d’industrie, c’est-à-dire d’une organisation économique fondée sur une rationalité déterministe, qu’ils accusent et attaquent, mais l’ordre d’après, la société cybernétique, fondée sur une rationalité aléatoire. Pourquoi ? Car « on ne se bat pas contre l’aléatoire à coups de finalités » et que « tout élément de contestation ou de subversion d’un système doit être d’un type logique supérieur » (de et cité par Baudrillard, L’échange symbolique et la mort); pourquoi donc ? Car c’est la mort qui guide leur action.
§2. Les comptes X, Goodreads, GitHub, Discord, Spotify et les archives en ligne de Luigi Mangione donnent un aperçu de son caractère et de ses intérêts : il y a un peu de tout, on en fait n’importe quoi : un socialiste, un écologiste, un réactionnaire, un nativiste, un chrétien, un libéral, un antifasciste, un hyperpop, Charlie XCX et Clairo « stan », un accélérationniste, un primitiviste, un bisexuel, une égérie gay, une égérie hétérosexuelle, mais le bazar apparent se résorbe quand on y décèle la source. Perpétuellement relié aux réseaux, abreuvé d’informations, soumis à l’indétermination du code, Luigi a choisi la « réversion minutieuse de la mort ».
§3. Toutes les sphères économiques, politiques, sociales, esthétiques, éthiques, etc., se mélangent et s’intervertissent. Les idéologies faisaient des systèmes et unifiaient sous un même principe les différentes sphères ; leurs ruines se mélangent et les enfants jouent dans les décombres sans égard pour les édifices détruits, les termes contradictoires s’assemblent comme des legos, on emboite la droite et la gauche, le beau et le laid, le bien et le mal ; les parents crient, les parents pleurent, de quelle autorité pourraient-ils jouir face à l’attraction folle de la mort ?
§4. L’ironie vainc tous les sérieux possibles, les romantiques allemands et leurs grandes variations sublimes du très haut au très bas ont eu raison de la dialectique et l’ont épuisé à aller si haut pour redescendre si bas, et ainsi de suite pendant des années, des siècles en pensée. L’économie, chose sérieuse par excellence, s’est elle aussi évanouie dans ce jeu de convertibilité, de variabilité, d’échange de signes en tant que signes. Le tueur n’était pas étranger à ces jeux d’échange-là, il surfait dessus avec la hauteur brillante de l’ironie.
§5. Admettons qu’une vague l’ait fauché et lui ait pris sa colonne vertébrale. Il n’en avait plus depuis longtemps, et nous n’en avons pas plus à avidement examiner son cas. Il nous a envoyé un signe, en a laissé pléthore, et nous en répandons des millions d’autres, curieux. Alors on commente son statut et les relations entre son statut et le nôtre et celui du PDG assassiné : il était parfaitement intégré, comme depuis l’enfance, au monde dans lequel il vivait.
§6. Le travail mort résorbe petit à petit les dernières parcelles de travail vivant – et la mort ne ressuscitera pas, la machine cristallise. L’homme est à côté, il s’occupe. Tant de discours sur tant d’objets perdus, tant de mots comme autant de diversions face à la perte et la disparition de la production désormais autoreproductrice. C’est une règle de suspicion autant que de bon sens de tenter d’entendre les silences sous les flots de parole.
§7. D’où qu’on le prenne, Luigi Mangione semble pris, complètement mobilisé et emporter vers un destin, et ce destin, il n’a même pas l’honneur que ce soit le sien, il nous appartient aussi, il a le caractère bâtard d’un premier prix collectif, de ces médailles sérialisées et distribuées sans classement à la fin des semi-semi-marathon, semi-marathon, et marathon – notre temps libre mérite salaire, la mobilisation est sans limite.
§8. S’engage la poursuite du sens : Pourquoi a-t-il fait ça ? Quelles raisons s’est-il donné ? Humanitaires : pour l’accès égal à la santé, politiques : pour la justice, économiques : pour la rétribution, narcissiques : pour l’amour propre… Autant de monnaies et de pièces lancées dans la machine à friandise pour la voir tomber et faire ce bruit métallique, pour que notre bonbon à nous arrive et qu’on le suce jusqu’à ce qu’il disparaisse et finisse de fondre sous notre langue : ça n’a pas d’intérêt.
§9. Il a une capuche, un masque, un style volontairement indifférent et la particularité de son visage qu’il met en avant en la cachant, c’est la ville : dans la rue on sent qu’elle s’étend à l’horizon et on est écrasé sous son vertical, elle a l’assise solide et le poids de tout broyer. Hôtel Hilton : des coups de feu silencieux sur une caméra de surveillance parfaitement anglée, directement rediffusée, l’homme visé s’effondre comme tazé, comme un acteur, comme atteint, soudain, d’une mauvaise crise cardiaque.
§10. Tout sent la mort : cette vie qu’il faut maximiser, ces hobbies, ce hiking, cette extorsion à la « nature » de contentements sucrés : photos pour remplir Instagram, pour exciter Tinder, maximisation du corps, maximisation du bonheur, maximisation de la valeur. Pourquoi en parler autant ? Parce que ça n’a aucune réalité, parce qu’aucun de ces désirs masturbatoires n’a de réalité. Et il a, Luigi, une grande soif de réalité, de liberté, comme si la mort, et d’autant plus la mort de l’autre, allait soulager son malaise. Elle le renforce, il se condamne. Comme si l’acte pur pouvait quoi que ce soit contre la toute-puissance, et inversement. Non, et puis ça n’est rien de tout ça qu’il est question. Aucune révolution. Les pulsions primaires exaucées, un grand jeu, une grande simulation. La mort en vrai : audience géniale, angle innovant. Tout est neuf et éternellement vieux dans cette histoire. Une belle histoire et des millions de spectateurs crédules.
§11. C’est un grand carnaval ces jours-ci. Un grand cirque. Une fête des simulacres. Dans cette histoire personne n’aura le droit à sa propre mort. La dépense n’est pas où l’on croit : elle n’est pas dans la gâchette, dans ce corps fabriqué, désiré, dans ce corps photographié par sa famille, par ses proches, par l’université, par la police, elle n’est pas dans le meurtre, dans une quelconque haine, elle est entière dans les signes, dans le torrent de commentaires qui coulent féroces et que certains tentent de canaliser en les emmaillotant dans des filets. Le meurtre est tout dans la retenue, la grande préméditation collective, avare en moyens, absurdement simple, comme s’il s’agissait seulement de tuer John Lennon.
§12. Il est indifférent que ce meurtre ait eu lieu : il était prévu depuis la naissance de Luigi, tout conduisait à lui : chacune de ses publications était un signe vers cette mort, il y avait des signes partout vers cette mort, elle n’est rien (qu’une dissimulation). Elle est tellement préméditée, tellement mécanique, tellement issue d’un monde passé (d’un monde dont on peut considérer aujourd’hui qu’il n’a jamais existé), tellement tributaire, comme dans le cas du livre Théodore Kaczynski, d’une vision arriérée de la logique du temps, qu’il était indifférent qu’elle eût lieu. Pour nous, les nombreux à nous y intéresser, cette mort ne changera rien. C’est à proprement parler un non-évènement autour duquel tout le monde tourne et que tout le monde fantasme : c’est qu’on a un miroir, il n’y a rien de propice à éveiller notre imagination amorphe.
§13. La blague continue, la préméditation atteint le morbide quand elle continue après le meurtre fantoche. Désormais le procès, les images attendues, les mugshot fait comme des selfies, la combinaison orange. Il y a eu 1 mort, il y a donc 1 vivant : le même. Brian Thompson n’est pas mort. Le reste est dans une stratégie de zéro-mort comme les États-Unis dans leurs guerres après le 11 septembre, le reste est donc zéro-vivant, mathématiquement. (Baudrillard, Pourquoi la guerre ?)
§14. Avez-vous bien vu ? Tout est là clair comme le cristal : manifestes, tweets, photos, application de rencontre, messages et témoignages de proches — vous n’avez rien vu ; mais vous êtes-vous vus ? C’est qu’on vous voit aussi. La destruction de ce système meurtrier… La révolution contre ce système meurtrier… Le sacrifice, l’échange de la mort et le défi de la mort contre le système. Laissez-moi rire, la mort est ravalée par ce système, Baudrillard est hors-jeu, la mort est désormais une comédie de théâtre et, comme on sait, on ne meurt pas sur scène. On disparait en coulisse et on pouffe en se serrant la pince. Amen.
§15. Tout roule et le sacrifice est une énergie renouvelable, c’est formidable. Or il a donné la mort plutôt que de donner la sienne, c’est rhétorique, c’est esthétique, c’est pathétique : rien n’est vrai et même la mort est factice. RAS.