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Sur Le Grand Jeu de Elena Tchijova

Egor Tarski

19 mars 2025

Le Grand Jeu de Elena Tchijova

     Née en 1957 à Léningrad, Elena Tchijova est l’une des voix majeures de la littérature russe contemporaine. Récompensée par le Booker Prize russe pour Le Temps des femmes (Время Женщин, 2009) et par le prix Transfuge du meilleur roman russe, en septembre 2024, pour Le Grand Jeu (Повелитель Вещей, 2022), elle explore dans ses œuvres les tensions entre mémoire collective et condition féminine dans la Russie d’aujourd’hui. Directrice du PEN Club de Saint-Pétersbourg, elle défend activement la liberté d’expression.


     Dans La Planète des champignons (Планета грибов, 2014), Elena Tchijova dépeignait une génération partagée entre des parents attachés aux codes d’un soviétisme révolu et des enfants pour qui l’URSS n’évoque plus qu’une relique dérisoire. Le Grand Jeu prolonge cette réflexion à travers Anna, ancienne institutrice devenue femme de ménage, prise entre une mère autoritaire, gardienne du passé communiste, et son fils Pavel, concepteur d’un jeu vidéo inspiré d’une esthétique soviétique.


     Dans ce roman familial, Tchijova explore les « atavismes » pesant sur la Russie contemporaine. Elle interroge la possibilité d’échapper à cet héritage collectif et soulève une question inquiétante : cet effort ne serait-il qu’une vaine agitation ?



     Atavismes


     La hantise de la répétition transgénérationnelle, où les schémas familiaux configurent les dynamiques historiques, traverse tout le roman. Sans adopter le déterminisme comme cadre de son récit — bien au contraire, le dénouement semble rompre avec la logique des événements narrés, conférant à l’ensemble une profonde indétermination —, Tchijova donne vie à des personnages prisonniers de cette habitude de pensée, pour qui l’héritage se vit comme une menace, sinon un fardeau.


     Les figures de la fatalité se multiplient dès les premières pages du roman. Le dépistage des maladies génétiques chez l’embryon de Pavlik devient le prétexte à une méditation sur la transmission du mal. La perpétuation de la lignée apparaît d’emblée comme un risque : celui de « donner naissance à un monstre qui vous empoisonne l’existence » (p. 34). Ce motif inscrit Pavlik dans la lignée des rejetons maudits, où il croise sans doute le meurtrier Smerdiakov des Frères Karamazov. Le prénom de l’enfant accentue ce poids symbolique, évoquant Pavlik Morozov, « enfant-martyr » de la propagande stalinienne, dont l’histoire tragique[1] ajoute une autre dimension à ce legs écrasant.


     Rejetée par la biologie lyssenkiste, le génie génétique devient ici une métaphore d’une action politique capable d’identifier les erreurs du passé et d’empêcher leur répétition. C’est précisément cette idée qui est insupportable à la grand-mère, qui, fidèle à son éducation soviétique, qualifie cette science de « pute de l’impérialisme » (p. 35). La matriarche, pour qui la souffrance est consubstantielle à l’Histoire, refuse à ses enfants la possibilité d’un monde meilleur que celui dans lequel il lui a fallu vivre.


     En filigrane se pose la question des responsabilités. Lequel de ses parents a péché pour que Pavlik soit né ainsi ? L’autrice semble d’abord diriger notre regard vers les hommes. Dans l’appartement exigu où se concentre le récit, tout évoque leur absence : les meubles anciens, vestiges d’une opulence révolue, rappellent les spectres d’un ancien propriétaire, d’un époux entrevu par bribes. En l’absence de ce « maître », les femmes, bien que présentes, ne parviennent jamais à s’approprier ces reliques, qui demeurent inertes, rangées, inutilisables. Lorsque Anna interroge sa mère sur l’origine de ces objets encombrants, la réponse est lapidaire et lourde de sens : « C’est ton sang, pas le mien » (p. 69).


     Le père de Pavlik, historien, incarne lui aussi ce lien au passé. Personnage à peine esquissé au début du récit, il incarne pourtant au détour des souvenirs et des récits d’autrui, l’espoir d’une réforme. Au lendemain de la perestroïka, ses réflexions mêlent mémoire des camps, responsabilité collective et mythologie grecque. Sous les yeux perplexes de la future mère, l’homme évoque la trajectoire de demi-dieux qui se libèrent de la fatalité, conférant à la notion d’héroïsme, galvaudée par la propagande soviétique, un sens renouvelé : « Le destin s’incarnait dans un objet inanimé — l’homme appelait cela fétichisme — et si l’on détruisait cet objet, en le jetant, disons, dans un bûcher sacrificiel, comme l’avait fait la mère d’un héros grec, son propriétaire ne manquerait pas de périr » (p. 72).



     Nuances de femmes rouges


     Ce sont pourtant les figures féminines qui, assumant le passé collectif, finissent par le reproduire. La grand-mère de Pavel enseigne à son petit-fils une leçon de renoncement, affirmant avec une autorité implacable : « Tu n’as pas de père. Mets-toi bien ça dans le crâne » (p. 84).. Anna, moins assurée, finit elle aussi par rejeter son fils, qu’elle ne voit plus comme une « pousse nouvelle », mais comme une « ivraie » indigne de la souche familiale (p. 201). À mi-chemin du roman, Tchijova opère une volte-face subtile, déplaçant le fardeau de l’héritage historique vers la sidération des épouses et des filles, qui deviennent les gardiennes inconscientes d’un cycle sans fin.


     C’est pourquoi Tchijova s’attache à montrer comment une certaine catégorie de féminités soviétiques, quoique victimes des normes de la société russe, trouvent des formes de reconnaissance dans un conservatisme qui tend à perpétuer les usages de la période antérieure. Cette participation, cependant, n’exclut ni lucidité ni volonté sincère de bien agir. La génération post-stalinienne, en ce sens, détient un privilège unique par rapport à ses enfants nés sous la perestroïka : celui de savoir dans quel sang l’Union soviétique fut baptisée. Cette mémoire, diffuse et presque mythologique, s’exprime au détour de reflexes apeurés et de récits fragmentaires, comme l’évocation des cendres dispersées de ceux qui périrent sous la Grande Terreur (p. 160).


     La grand-mère dépasse ainsi dans ce roman le simple rôle de contre-modèle. Illisible jusqu’au bout, elle propose aux autres personnages un idéal surhumain : celui de l’austère et dogmatique matrone soviétique, façonnée par les privations et pétrie des certitudes d’une époque où la souffrance était érigée en vertu. Sa relation avec Pavlik, empreinte de silence, devient le terreau des projections du garçon, qui lui attribue une intelligence indépassable et élève sa génération à une stature quasi mythique. Gardienne paradoxale d’une mémoire collective, elle brise finalement ce silence dans un souffle d’agonie, formulant un commandement nouveau qui semble, là encore, renverser la logique du personnage : « Souviens-toi. Quoiqu’il arrive, toi, tu ne dois pas tuer » (p. 154). Ce « toi », souligné par l’italique, interpelle une génération entière, l’exhortant à devenir, malgré tout ce qui a pu être transmis ou suggéré, autre chose que ses parents.


     À l’opposé, Anna, figure de la génération intermédiaire, incarne une forme d’ignorance mêlée de naïveté face à la mémoire familiale et nationale. Si elle cherche à s’affranchir de l’influence écrasante de sa mère, elle demeure prisonnière des injonctions contradictoires de sa propre époque : ni véritablement libérée de ses anciens modes de sociabilité, ni pleinement en phase avec les valeurs d’un monde en mutation. Cette tension trouve son point culminant dans sa relation avec son fils, Pavlik, qu’elle perçoit tantôt comme une promesse d’avenir, tantôt comme une déviation.


     Anna oscille entre une fascination hésitante pour un capitalisme réduit à son folklore consumériste et une nostalgie diffuse pour un soviétisme cantonné à ses formes de socialisation. Elle ne retient du « marché libre » que la « main invisible » (p. 43), métaphore qu’elle interprète comme l’espoir d’un nouveau « régulateur universel ». Ce symbole émerge au milieu de références éclectiques, influencées par la télévision et par un imaginaire New Age bien vivant en Union soviétique. En contrepoint, Anna reste attachée à la kul’turnost’ : : un ensemble de normes esthétiques, sociales et comportementales promues par l’État soviétique pour façonner des citoyens conformes aux idéaux communistes, masquer la répression du régime et discréditer toute forme d’expression marginale.



     Candeurs


     À quel moment cette naïveté cesse-t-elle d’être innocente ? Ce qui relie les positions d’Anna est son aspiration à une tranquillité illusoire. Le présent ne lui offre pas la fin de l’Histoire qu’elle espérait avec le changement d’ère : dans la rue, les transports en commun, jusque devant la porte de son appartement, chaque interaction avec un personnage extérieur — toujours masculin — est vécue comme une agression. Ces sollicitations, qu’elle perçoit comme des menaces, l’obsèdent au point de détourner son attention des dangers réels, la rendant incapable de protéger ses proches. C’est dans cette spirale de méfiance et de repli qu’Anna cède progressivement à des réflexes répressifs. Sa nostalgie pour un Pétersbourg kulturny s’apparente alors à une régression obsidionale, marquée par un racisme latent (p. 137).


     Si l’évolution d’Anna reste crédible, on peut s’interroger sur ce que Tchijova attend du lecteur en présentant ce personnage comme un étalon de la normalité post-soviétique. La candeur d’Anna est telle que certaines de ses réactions frôlent parfois l’invraisemblance, suscitant un effet comique. Ainsi, lorsqu’elle demande :


     – Donc, c’était … une bande qui opérait ou quoi ?

     – Annetchka Petrovna, une bande ne vous colle pas des années de camp… (p. 108).


     Cette incapacité à envisager la violence comme émanant de l’État est au cœur de son caractère et du dénouement du récit. Pour elle, toute brutalité semble nécessairement issue de la société ou d’acteurs privés. Mais pourquoi est-elle la seule de sa génération à adopter une telle vision ? Ce choix reflète-t-il une critique sociale ou l’exploration, par Tchijova, d’un espace moral singulier, détaché de la conscience collective ?


     Chez Tchijova, la candeur porte souvent en germe une résignation, et les personnages désorientés ne retrouvent une forme de quiétude qu’en acceptant la soumission à un État oppressif. La scène onirique du train illustre cette dynamique : confrontée au regard autoritaire du contrôleur, Anna cède à une logique qui dépasse la réalité visible. Alors qu’il lui demande :


« Où êtes-vous allée chercher qu’il y avait des objets dans le wagon ? » Anna dit : « Comment ça, où je suis allée chercher ? Je les ai vus de mes yeux… » Et lui : « Vous n’avez rien vu. Vous êtes aveugle, ma petite citoyenne. » Il tire les deux battants. Lui tourne le visage vers la porte. Anna regarde à travers la vitre et voit que le contrôleur a finalement raison. Le wagon est plein de gens. (p. 109).




[1] Figure controversée de la propagande soviétique, Pavlik Morozov (1918-1932) est présenté comme un jeune pionnier ayant dénoncé son père aux autorités pour "activités contre-révolutionnaires". Selon la légende officielle, il aurait été assassiné par des membres de sa famille en représailles. Érigé en martyr exemplaire par le régime stalinien, son histoire a servi à glorifier l’engagement au service de l’État.

Le Grand Jeu de Elena Tchijova

Le Grand Jeu

Elena Tchijova

Noir sur Blanc, Lausanne, 2024

320 pages

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