Méconnaissance du trauma : orthodoxie freudienne ou facilité ?
Margaux Goldminc
15 juillet 2025

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Dans ma pratique clinique je me heurte souvent à une difficulté : reconnaître la réalité, et la gravité, d’un trauma ; ou passer par d’autres chemins qui permettraient en tout cas une reconnaissance autonome, par le patient, de ce qu’il a vécu ? Car en matière de trauma, il est faux de penser que le patient adhère, croit lui-même à son histoire. Au contraire, comme le note régulièrement Ferenczi dans son Journal clinique et dans ses Réflexions sur le traumatisme, ce qui apparaît, c’est une scission entre un discours rationnel qui admet la réalité du traumatisme subi, dépourvu d’affects ; et, à l’occasion seulement du sommeil, ou alors d’une transe induite en analyse, un affect pur, très peu sensible à la raison, et qui ne fait pas l’objet d’une mentalisation (ne remonte pas à la conscience). Ferenczi, alors que ses patients étaient dans de tels états de transe, préconisait de les relancer par des questions simples, mais insistantes, pour les pousser à faire un travail intellectuel, et ainsi réduire la dissociation. Questions simples car il s’adressait à l’enfant dans l’adulte dans ces moments. Cette technique suppose bien sûr une grande maîtrise. Ferenczi ne manquait pas non plus d’une attitude ouvertement compassionnelle lors des effondrements et des reviviscences de ses patients, que Freud récusait. Mais leur désaccord ne s’en tenait pas là et n’est pas l’objet de mon texte.
Ce que Ferenczi visait, c’était que le patient atteigne la « conviction » quant à la réalité de ce qu’il avait vécu. Tout le problème du trauma est bien que cette conviction fait défaut : aussi l’enjeu n’est pas seulement que l’analyste reconnaisse, mais que le patient éprouve comme réelle sa propre histoire. L’éprouver comme réelle n’est pas sans dangers, puisqu’à l’évidence le déni et l’auto-clivage le protègent. Ces mécanismes défensifs permettent de faire, en apparence, comme si rien n’avait eu lieu, en rejetant les affects dans une inconscience profonde (sommeil), et en supprimant la possibilité d’un travail intégratif, réintégratif, de ces éléments rejetés, dans une personnalité et une conscience unitaires. Les réintégrer c’est admettre la blessure et toutes les potentialités d’existence dont le patient aura été privé des années durant, sans autre horizon que d’accepter cet état de fait, et de s’ouvrir à ce que la vie peut offrir à l’avenir. Ferenczi pensait que le patient pouvait consentir à ce travail parce qu’il était, cette fois, aidé (parce qu’il n’était plus seul).
Admettre trop vite la réalité d’un trauma n’a pas d’effet miraculeux ni curatif immédiat. Cela peut libérer une rage et des forces destructives excédant ce que le patient est en mesure de canaliser, et se retournant contre lui. Une reconnaissance brutale après des années de déni – encouragées par un tabou social, par un entourage –, peut avoir un effet calamiteux : le patient avait donc raison, et les années perdues paraissent bien cruelles. Aussi, j’y reviens, dans la clinique du trauma (qui n’est pas toute la clinique), il est plutôt question de tact, de temps et de réalisme thérapeutique, que de simple validation. Cependant, pour parer ce point épineux, un psychanalyste ne peut pas se satisfaire de temporiser, de suspendre son jugement, de ne rien reconnaître, et de manquer de la gravité nécessaire (en minimisant). Il s’agirait là d’une pure et simple répétition du trauma – le trauma est moins dans l’abus en tant que tel que dans l’orchestration du silence, proprement « traumatogène » (Ferenczi).
Avec une patiente, je navigue moi-même dans cette alternance que Ferenczi décrivait : des séances où le trauma fait l’objet d’un discours froid, sans affects ; et des séances où une question simple de ma part fait basculer la patiente dans l’affect pur, et la révolte. Lors d’une séance où ma patiente évoque à nouveau ses traumatismes sur le ton du sarcasme, avec sa carapace habituelle, je demande si « un adulte était là, à l’époque, à qui parler ». Après un silence, elle s’effondre bruyamment, et remarque, révoltée, que, non, personne n’était là, personne ne posait de questions ni ne se manifestait (alors que les gens qui étaient en position de savoir, ou de soupçonner, ne manquaient pas). En quelques secondes, nous sommes passées du registre de la raison froide, de l’humour noir, à l’affect de l’enfant. À la séance qui suit, comme pour revenir en arrière, tout se passe comme si la séance n’avait pas eu lieu, et le discours rationnel, plat, est de mise (celui qui s’accompagne d’incrédulité à l’endroit de soi-même). Il m’est difficile de sortir de cette alternance, dont je lis chez Ferenczi qu’on peut en être captif longtemps dans la cure, mais je n’abandonne pas le travail (il ne m’appartient pas de l’abandonner). Peut-être qu’un jour je serai davantage capable de résoudre la fissure, ce qui suppose un degré d’implication très important, et une maîtrise accrue du contre-transfert.
Mon expérience des limites de la psychanalyse, disons des limites de ma propre cure, a présidé à ma propre construction en tant qu’analyste. On se construit moins par imitation du « maître » que par volonté de ne pas reproduire certaines attitudes qui ont été vécues comme des défaillances, ou qui l’ont été objectivement. Je n’ai jamais écrit à ce sujet car les sentiments négatifs, voire le ressentiment, ne sont pas nobles, et inspirent plutôt une volonté de dissimulation et d’introversion. Ça me fait penser au texte de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, où ces sentiments sont exhibés, avec hargne. C’est un écrit difficile à soutenir, cela peut inspirer de la répulsion — une fuite. Mais Améry est radical dans sa démarche : il n’entend pas dépasser son ressentiment, ni le fait d’avoir été une victime qui exige une réparation. Ce n’est pas mon propos (et l’objet est incommensurable), quoique le ressentiment soit indéniable.
Ressentiment parce qu’il s’agit d’années de séances coûteuses, dont bien sûr tout n’est pas à jeter, et qui ont permis des progrès considérables, mais qui ont généré des angles morts là où il y avait à l’origine une ouverture de mon côté. S’ouvrir, rechercher de l’aide après des années passées à faire le contraire, ne devraient jamais donner lieu à une impasse, pour des raisons déontologiques évidentes. Il me semble aussi que les insuffisances que j’ai relevées sont structurelles dans une certaine façon, toute générationnelle, de pratiquer l’analyse.
Première limite : l’incompétence de certains psychanalystes en matière de psychotraumatisme. J’ai déjà écrit à ce sujet dans un texte que j’avais intitulé : Les psychanalystes, partisans du moindre effort ? Le problème principal revient à traiter la clinique du trauma comme n’importe quel événement, c’est-à-dire en se désintéressant de façon principielle de la réalité externe, et en se concentrant sur les perceptions, conscientes et inconscientes, du sujet. Cette approche tend à un relativisme extrême, qui aplanit les difficultés inhérentes à l’analyse du trauma et de ses conséquences, et se débine devant elles sous couvert d’orthodoxie freudienne. Qu’un analyste rapporte indifféremment tout le matériel de l’analyse à une somme de fantasmes plus ou moins anciens du patient revient à se défiler devant la nécessité de reconnaître ce qui est d’essence traumatique. Ça ne concerne pas tout le corpus analytique, loin de là : Ferenczi, je l’ai dit, a ramené la technique analytique du côté de la réalité, celle des enfants abusés ; Winnicott parle à son tour des « déprivations » vécues par certains enfants et adolescents, qui sont autant de situations dans lesquelles le sujet a été objectivement lésé dans son développement. Winnicott ne perd jamais de vue ce qu’il appelle l’environnement primaire, c’est-à-dire les personnes réelles qui s’occupent du bébé, de l’enfant. L’approche kleinienne, au contraire, tend à mettre l’accent sur les traits de caractère intrinsèques à l’enfant (envie, agressivité et destructivité plus ou moins prononcées), qui le prédisposent à développer des fantasmes plus ou moins persécutoires. Mon approche est volontiers ferenczienne et winnicottienne, je crois que dans la genèse de la personnalité du patient, il faut s’efforcer de connaître ce qu’il a subi à une époque où il n’avait rien d’autre que des mécanismes défensifs auto-mutilants à sa disposition pour se protéger. Ce sont ces mêmes mécanismes qui conduisent à des organisations psychonévrotiques, qui créent à leur tour le besoin (et le désir) de l’analyse. Les défenses créent une contrainte de répétition dans la vie du patient.
Si dans mes textes je suis très sceptique quant à l’ère de la victimisation infinie, qui est la nôtre, ce n’est pas pour disqualifier la notion de trauma, mais pour la ramener à ses justes proportions. Si je suis également sceptique à l’idée d’encourager le patient dans un statut de victime, c’est parce que je pense que l’approche victimaire doit être dépassée, et ne peut être habitée durablement. C’est une prison, et l’enjeu de l’analyse ne peut être de l’aménager confortablement, en mettant un coussin par-ci et une couverture par-là. Néanmoins, pour qu’elle soit dépassée, il faut qu’elle soit reconnue au départ, sans quoi elle se heurte aux mêmes résistances environnementales, au même tabou social, dont elle est déjà l’objet à l’extérieur du cabinet de l’analyste. La répression du besoin de reconnaissance (ou le fait de l’aborder nonchalamment, sans gravité) ne fait pas avancer le sujet : elle réitère les conditions dans lesquelles il a été premièrement traumatisé, et le fait tourner à vide dans une agressivité rentrée, d’apparence docile, qui n’est que consolidée. Au lieu de s’extirper du statut de victime et de pouvoir contempler sa propre part d’ombre, sa responsabilité morale irréductible (celle qui revient à tout sujet quelle que soit son histoire), le patient s’enferme dans sa revendication, se sent piétiné, et manque une occasion précieuse qu’il s’est pourtant donnée, en allant consulter, de devenir une personne morale complète. À la place, il est à nouveau suradapté.
Ce que veut supposément l’analyste — que le patient sorte d’une vision unilatéralement persécutoire du monde —, c’est ce dont il sape les fondations réalistes en étant incapable de reconnaître ce qui s’est produit. Ce qu’il crée, c’est une responsabilisation en marche forcée de représentations/fantasmes qui se sont pourtant formés en l’absence de responsabilité du sujet, lorsqu’il était impuissant. Cette manière de pousser le patient à faire siennes des représentations qui le parasitent et l’exproprient de lui-même n’est pas libératrice. Elle renforce la méfiance du sujet qui renonce à voir dans son analyste une personne digne de confiance, et elle entraîne un cycle indéfini de tentatives sinueuses d’être compris, comme pour détourner la rigidité de l’analyste et finir par le convaincre de la réalité de certains faits. Toute l’énergie consacrée à cela est perdue pour les autres enjeux de l’analyse : regarder en soi-même et dire ce qui est désagréable à dire, ce qui est inconfortable. Accepter peu à peu les limitations mêmes de la relation analytique — partant, de toute relation. La reconnaissance (progressive et temporisée comme je l’ai souligné au départ) doit être le fondement de l’alliance thérapeutique.
J’ai connu trois analystes. L’analyste avec qui j’ai été analysée pendant six ans a mis… six ans à utiliser le mot « maltraitance » pour décrire les événements que je rapportais de mon enfance avec ma mère dans un contexte conflictuel de divorce et de recompositions sordides. Six ans pour reconnaître ce dont la clinique était pourtant transparente dans l’enfance décrite (il s’agit de plusieurs années de pure et simple terreur quotidienne), et à me servir à la place force interprétations sur mes angoisses tenaces « de dévoration ». (Comprendre : le petit enfant se représente démesurément un danger ou une menace de rétorsion consécutive de ses propres pulsions de dévoration du sein maternel. Tout cela n’est pas réel. Il en va de même lorsqu’on suppose qu’une patiente hystérique, décrivant un abus sexuel ou une situation d’incestualité, projette son propre fantasme œdipien non intégré.) Faut-il être un as de la psyché humaine ou Sherlock Holmes pour savoir qu’un enfant qui souffre d’énurésie prolongée, de kleptomanie, de dépression, d’idées suicidaires, de manifestations somatiques diverses et de toute une flopée d’autres symptômes, en plus d’avoir été prosaïquement malheureux et d’avoir tenu un carnet consignant coups et insultes, a été victime d’abus et de déprivations ? Six ans, c’est long. Les gens n’ont pas vingt ans à consacrer à leur analyse. La relation transférentielle, quoique puissante et matricielle, n’a pas vocation à devenir le centre de la vie sans limite de temps. Ma première analyste ne s’y était pourtant pas trompée, c’est pourquoi je voudrais insister sur le fait que je ne généralise pas ces considérations à l’ensemble de la profession.
Autre limite, subsidiaire : l’incapacité de reconnaître les effets que produisent des conjonctures sociales objectives. Winnicott écrivait bien que ces ressorts sociaux étaient ceux sur lesquels un psychanalyste était impuissant. Le psychanalyste n’a pas de pouvoir magique — de pouvoir transformatif tout court — sur les réalités externes du patient. Il ne peut néanmoins pas en tirer la conclusion qu’il s’agit alors, là aussi, de ramener le patient à ses représentations, dans une sorte de dérive stoïcienne mal assumée. Je prends un exemple très concret : dans ma cure j’évoquais souvent mes souffrances au travail, quand j’étais prof de philo. Je ne crois pas qu’il faille être particulièrement ouvert sur le monde pour savoir que l’éducation nationale fait partie des milieux professionnels les plus aliénés qui soient. Des psychiatres et psychanalystes comme Dejours ont eu le courage de s’y affronter. Cependant, au lieu de comprendre que mon épuisement, ma dépression chronicisée, mes frustrations, étaient liés à mes conditions d’exercice dégradantes, mon analyste s’entendait régulièrement à me faire halluciner sur la manière toute subjective dont je me rapportais à mon métier.
Décrivant ma fatigue et mon sentiment d’hémorragie au travail, dans le fait de donner inlassablement des cours où j’avais mis une énergie intellectuelle immense à des élèves qui n’étaient pas en mesure de les apprécier, voire les sabotaient, j’en venais à décrire en séance ma douleur physique en cours, lorsque les élèves étaient en attente. Les bons élèves, qui comptaient sur moi, étaient avides de connaissances ; les élèves moyens ou très moyens, perdus dans une institution scolaire qui se fichait éperdument de leur avenir, qui n’avaient d’autres référents que leurs professeurs ; les élèves largués, dont les lacunes ne pouvaient être miraculeusement comblées en fin de parcours ; enfin, les élèves harceleurs qui s’évertuaient à ruiner le cours et à demander inconsciemment des rappels à la loi, ce qui requerrait un investissement affectif vampirisant, compromettant le cours à chaque heure. Ceux-là avaient perdu ou n’avaient jamais connu la limite et le respect dû au professeur — l’intériorisation de ces normes dépend pour l’essentiel d’une institution en bonne santé. Si le professeur est humilié dans son cadre d’exercice, pour des raisons politiques, le respect qu’il inspire à ses élèves ne tient plus qu’à son talent personnel, sa ruse, ou à la sensibilité de certains élèves. Le professeur ne peut alors que faire ce que Marx aurait appelé du « surtravail » en tentant de répondre à ces attentes différenciées, inconciliables, qui viennent de ce que tous les chaînons amenant au cours de philosophie n’ont pas joué leur rôle régulateur et discriminateur.
Or, telle fut la réaction de mon analyste : « Il est normal que vos élèves vous regardent, puisque vous êtes leur professeur ». L’impression de travailler en vain, de pisser dans un violon, de voir ses facultés gâchées, est retraduite en sentiment persécutoire. Comme si, en cause, étaient l’incapacité du sujet à assumer sa responsabilité, une colère indue à l’idée de donner « de la confiture à des cochons », un sentiment délirant d’être épié.
L’interprétation marche sur la tête : c’est le fait qu’on n’attende institutionnellement plus rien d’un professeur qui est pour lui intenable.
Nul cas ici de la réalité de l’impraticabilité du métier de professeur, de philosophie tout particulièrement ; nul cas évidemment d’autres situations comme le fait d’être l’objet de menaces de mort (situation vécue) et de ne pas être soutenu par sa hiérarchie. Nul cas des humiliations réelles. Pour l’analyste, it’s all in your head. Tout est jeu de forces inconscientes, projection du passé sur le présent. Après tout, convaincre le patient que tout est dans sa tête est le fonds de commerce du psychanalyste, qui peut ainsi produire les conditions d’une analyse que Freud aurait dite « interminable », au lieu de reconnaître qu’il n’y a rien à « élaborer » quand la souffrance est dérivée de la réalité sociale du patient. Rien à élaborer d’autre qu’une critique sociale, politique, qui n’a rien à voir avec les nœuds de la petite enfance ou de la triangulation œdipienne. Un psychanalyste avec lequel j’avais entrepris quelques entretiens avait été plus frontal encore : « Ne démissionnez pas si vite, comment allez-vous payer vos séances ? »
Je ne dis pas que l’analyste doit statuer, choisir à la place du patient, formuler à l’emporte-pièce des jugements sur sa réalité et le coacher. Ce que je préconise est plutôt d’ordre négatif : il ne doit pas, à l’endroit de son impuissance à lui (analyste), remplacer une situation d’aliénation objective par une affaire de représentations (somme d’idées par lesquelles le patient s’aliénerait tout seul). La décision revient au patient seul, mais autant ne pas lui brouiller les pistes en reconduisant artificiellement la nécessité du cadre analytique là où il n’a pas sa place. Winnicott, encore lui, disait que l’analyse pour l’analyse était dépourvue d’intérêt : être analyste, c’est avoir en ligne de mire la fin de l’analyse, le moment où la vie elle-même devient, pour le patient, source de solutions pratiques aux problèmes qui se présentent. Le reste est bavardage.

Tableau @ThomasEhretsmann, “Homeless”, 2025.






