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Notre éternité digitale

est-elle friable ?

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22 juillet 2023

Nous n’avions aucune raison particulière de nous poser cette question. Avec la digitalisation des photographies, des textes, des images, et de tout ce qui est désormais réuni dans la catégorie générique de « contenu », nous avons la certitude que tout ce que nous produisons s’en va dans une archive éternelle, un nuage sans âge fait de silice et de courants électriques ; rien ne se perd, tout se crée, point, devrions-nous inscrire sur le frontispice des data centers. Devant nous s’écoule ce flux monumental de choses virtuelles ; elles sont propres et nettes, attributs de ce qui est conçu par ordinateur, tandis que ce qui n’est pas né par un moyen numérique bénéficiera d’une numérisation appropriée. Et ces choses sont là, conservées dans nos dispositifs d’archivage personnels, entreposées dans des serveurs aux quatre coins du globe, copiées ici, recopiées là-bas, servies indéfiniment par la reproductibilité technique ; disparaissent-elles quelque part qu’elles ressurgissent ailleurs, au grand désarroi de ceux qui ont des choses à cacher. Dès lors, comment pourrions-nous craindre de perdre ces archives ? Ne sont-elles pas toujours au moins quelque part, et ce pour l’éternité ?

Cette crainte n’est encore alimentée que par des signaux faibles. Il y a d’abord ces mésavenances dont nous avons tous fait l’expérience — et qui font l’objet de contrat d’assurance pour tout propriétaire d’un centre de stockage de données — : une clé USB perdue ou cassée, un ordinateur qui succombe, un téléphone qui prend l’eau ou le vol, un fichier mal enregistré : « Tu n’avais pas fait une sauvegarde ? » demandions-nous en 2000, « Tu vas sûrement tout retrouver dans le Cloud », espérons-nous aujourd’hui. C’est que nous avons appris que les supports s’abîmaient : les compact-disc, les disquettes et les cassettes ont une durée de vie, et s’ils n’ont pas encore vu disparaître ce qu’ils renfermaient,  il est probable que nous n’avez déjà plus les moyens de les lire. Les réanimer — c’est-à-dire se réapproprier les moyens techniques qui permettent de sortir ces trésors et pacotilles enfermés dans leur sarcophage —, demandera des ressources importantes, ou une trouvaille heureuse lors de votre visite chez l’antiquaire.

Mais la question des supports n’est pas le seul enjeu. Il y a d’autres signaux que nous apprenons tout juste, je crois, à percevoir. Pour en faire l’expérience, il suffit de se rendre sur YouTube. Recherchez l’enregistrement d’une émission de télévision pas si ancienne, et vous vous apercevrez peut-être qu’il y a comme une perte inexpliquée de qualité, qui contraste franchement avec une vidéo récente que vous aurez précédemment visionnée. Et cette dégradation ne s’explique pas par la seule ancienneté du contenu ; elle semble résulter de la vie qu’il aura mené, trimbalé d’un support à l’autre, coupé ici, remonté là, compacté trop brutalement, transféré sans égard… C’est comme si notre production digitale, nos mondes numériques protégés derrières les murs d’enceinte de la virtualité omnisciente, étaient bien plus friables qu’ils n’y paraissent.

Si ce phénomène se produit réellement, que faire ? Certains diront qu’il faut revenir aux choses matérielles et s’en contenter, « et tant mieux, insisteront certains fondamentalistes de la matière, puisque le virtuel s’oppose au réel ». D’autres diront que nous avons besoin de musées numériques – ils existent déjà – pour prendre en main ce qui se présente comme un véritable problème de conservation, en partie résolu par les techniques de remastérisation ; en revanche, il n’y aura vraisemblablement pas assez de place pour les contenus de chacun : maintenir ad vitam aeternam ses pixels en vie sera un luxe ; d’aucuns crieront alors à l’injustice, et des mouvements de contestation pour la conservation des données — la notion de protection des données prendra un tout nouveau sens — verront le jour pour défendre une nouvelle classe de démunis. Et nous autres aurons peut-être réappris à chérir ce qui nous est précieux ; nous porterons à une vidéo aimée la même affection qu’à un vieil objet soigneusement posé sur le buffet ; et le mot sauvegarder, plus qu’un clic depuis la souris, se chargera de la sentimentalité du souvenir.

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