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Pourquoi Woody Allen fait chaque fois

le même film

21 juin 2023

Woody Allen, Broadway Danny Rose (1984).png

Il y a bien des façons de vivre sa vie. Le plus sûr moyen de le faire sans souffrir serait de courir après la répétition du connu. Le problème vient de ce qu’on cherche plus souvent son contraire, tout en s’accusant de ne pas l’aimer assez, assez bien. Un désir nostalgique, un sentiment douloureux et précieux nous lie à la différence sans qu’on coure après elle, comme si l’on tenait à maintenir entre la chose désirable et notre état présent une distance. Car si l’imagination aime, au prix de grandes fatigues, projeter une infinité de situations différentes du présent, c’est pour se reposer qu’on aime mieux (se) répéter. La différence relève du désir comme la répétition tient du plaisir. On désire que demain soit différent d’aujourd’hui, il est pourtant plus agréable qu’il le répète. Même à désirer un nouveau bonheur, on préférera se complaire dans le malheur, et encore davantage à mesure qu’il se répètera. Telle est la force de la cotonneuse habitude dont Proust a décrit la présence tentaculaire. Pourtant, retarder la jouissance du désir profite à la plupart de nos facultés : à la volonté, à l’intellect, à l’amour même. Pour être exact, ce n’est pas la différence en soi qui fait grandir, c’est sa perspective et tout ce qui se passe en nous quand nous nous mettons en marche vers son horizon avantageux. Il est possible de comprendre (bien loin de Deleuze) la portée du problème posé par le chiasme

 

désir / plaisir // répétition / différence

 

à partir de la question posée par le cinéma de Woody Allen. Admirateurs et contempteurs voient bien qu’il fait chaque fois le même film. Les premiers essaient souvent de l’en excuser auprès des seconds. Il est possible de plaider autrement, en cherchant quelle sagesse se loge dans cet art répété, cet art de la répétition.

 

À l’inverse, on pense à Stanley Kubrick ; on dit de lui qu’il a renouvelé et dominé un genre à chaque opus. Mais on perçoit qu’une extrême sensibilité irrigue cette œuvre discontinue et qu’un effort technicien pour repousser les limites du cinéma la justifierait si l’on devait poser la question : qui êtes-vous, Stanley Kubrick ? — Je suis celui qui veut faire avancer le cinéma. Où Allen répondrait plutôt : je suis Woody Allen. Deux chemins possibles pour l’artiste : le premier serait guidé par l’exigence de l’art, par l’objectivité de ce qui fonctionne, ou de ce qui est beau ; le second serait tendu vers l’accomplissement d’une subjectivité qui, pour se reconnaître et se comprendre, a besoin de travailler. Allen a ceci d’américain qu’il est un grand travailleur, qu’il semble n’être capable de rien d’autre que de travailler. Il travaille beaucoup et, plus le temps passe, plus l’évidence de la répétition s’accuse dans son œuvre — elle ressemble à la série des Cathédrales de Rouen de Monet. Quelle serait sa cathédrale ? Pourquoi fait-il chaque fois le même film ?

 

Après trois premières histoires aux enjeux légers, voire dérisoires (What’s up, Tiger Lily ? en 1966, Take the Money and Run en 1969 et Bananas en 1971), l’auteur plante les graines de son art : la centralité du sexe avec Everything You Always Wanted to Know About Sex (But Were Afraid to Ask) (1972), dont l’idée se prolonge dans la conclusion du film suivant, Sleeper (1973) qui, en plus d’interroger la possibilité même de l’amour, fait une grande place au dialogue philosophique, un genre en soi dans la littérature — rappelons qu’Allen lui-même se conçoit comme un amateur de films, mais un pratiquant de l’écriture. Cet aspect sera exploité de façon maximale dans Love and Death (1975) dont le décor est comme une tentative de synthèse du roman russe au dix-neuvième siècle, où la métaphysique est un sujet de conversation. Au cours du quart de siècle dont les bornes sont Annie Hall (1977) et Manhattan Murder Mystery (1993), Allen, non content d’enchaîner les chefs-d’œuvre (Annie Hall, mais aussi Manhattan (1979), The Purple Rose of Cairo (1985), Hannah and Her Sisters (1987), Crimes and Misdemeanors (1989)), se dresse comme un véritable auteur de cinéma, en modulant les données fondamentales de son univers, comme s’il voulait raconter une seule histoire. Et dans ses films plus récents, si la métaphysique est moins ouvertement traitée, persiste une même façon de traiter l’amour, où se croisent la perspective de l’intellectualité nerveuse du type de son personnage principal — qu’on dirait aujourd’hui overthinker — et celle d’un amour qui, par phobie rétrospective de l’intellect, se fait tout sensation. Il est donc toujours question d’amour, d’amour censément disponible dans une relation déjà donnée, et d’amour dont il faut rêver avec une autre ; puis la réflexion du protagoniste, qu’Allen incarne le plus souvent, à force de durer, s’éternisant, questionne la possibilité même de la chose.

 

Dès lors l’amour ne peut plus être vécu de façon complètement spontanée ; c’est devenu un problème, parce que Freud a raison, parce que le monde est atroce ou, le plus souvent, parce que Dieu est mort. C’est ainsi, par exemple, que l’objet central des histoires racontées par Allen n’est jamais l’adultère. L’adultère n’est qu’un effet secondaire d’une panique métaphysique, une réponse au vertige de la possibilité même de l’amour dont la puissance fait craquer l’édifice tout en ironie, en concept, en astuce, et même en art que l’auteur et son personnage ont bâti. L’amour — c’est une question qui ne saurait s’épuiser en un film et, parce qu’elle est à l’échelle de la vie, l’auteur qu’elle habite n’a d’autre choix que de répéter inlassablement, publiquement, peut-être dans l’espoir que le public lui réponde, les mêmes questions. Ce que nous enseigne (sans doute, sans le savoir) Allen, c’est une méthode pour la vie et pour la connaissance de soi-même : l’appliquant, il s’agirait d’arpenter le même chemin jusqu’à trouver la formule de son idiosyncrasie en répondant à la seule question qui nous ait jamais obsédé. “Maybe the poets are right, maybe love is the only answer.” (Hannah and her Sisters).

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