Qu’on suspende d’abord son jugement à l’égard de l’art contemporain. Comme tout milieu présumé appartenir au domaine public, on ne le connait jamais, par le truchement de la superstructure médiatique, que par ses frasques, ses scandales, le bruit qui l’entoure et en altère sa juste réception. Qu’on laisse un instant de côté l’appareillage critique courant : artificialisation de la valeur marchande, légitimation dans l’espace dit « culturel » de puissances capitalistiques, extension des zones d’affichage publicitaire dans les territoires secrets de la liberté créatrice, égarement d’une discipline nommée « art » devenue incapable de comprendre la nature et la finalité son objet, voilà autant d’axes bien connus qui nourrissent une défiance justifiée à l’encontre d’un domaine qui fait désormais couler davantage d’encre que de peinture. Abandonnons tout cela sur le bas-côté, et laissons un homme passionné par sa profession nous montrer son monde.
Hans Ulrich Obrist est une figure majeure du commissariat d’exposition international depuis maintenant une trentaine d’années. Il est né à Weinfelden, et cela ne doit pas surprendre : la Suisse n’est-elle pas le plus remarquable atelier d’usinage d’un cosmopolitisme agréable et policé ? C’est avec le récit de ses premières rencontres artistiques dans son pays natal que commence ce court essai biographique, Ways of Curating. Chaque chapitre du livre s’attache à montrer comment des rencontres, des lectures, des voyages, les expositions qu’il organisa ou dont il fut le spectateur, ont influencé sa pratique du commissariat d’exposition. On retrouve avec plaisir toutes les vedettes de l’art du XXe siècle, on en découvre d’autres ; on le voit confier sa représentation toute personnelle de l’histoire de sa discipline, des inventeurs de l’exhibition qui sortiront les toiles des Académies poussiéreuses et des salons aristocratiques, à l’instigateur de la white box, catégorie d’écrin spatial définitive. Il en profite pour cerner la définition de son métier ; il associe trois fonctions au métier de commissaire d’exposition : protéger les œuvres, sélectionner de nouvelles œuvres, et surtout, dit-il, écrire l’histoire de l’art. De celui-ci, il donne une définition qui ne nous étonnera pas : tout ce qui en étend la définition.
Comment faire toujours davantage dialoguer les artistes, mais aussi ceux a priori extérieurs à ce milieu, pour générer de nouvelles situations, de nouveaux projets, de nouvelles idées ? On comprendra facilement que Hans Ulrich Obrist ait trouvé dans la lecture des œuvres d’Edouard Glissant, qu’il a pour rituel de lire quinze minutes tous les matins, un élan pour mieux vouloir le mélange créateur de richesses singulières et originales ; rien de mieux, pour cela, que de s’en aller gambader de par le monde, entre capitales connectées par le réseau aéroportuaire. Tout au long du livre, il affirmera lutter de toute son âme contre l’homogénéisation dont serait coupable les grands mouvements de la globalisation ; il insiste tant à ce propos qu’on le soupçonne de deviner qu’il contribue à cette homogénéisation malgré lui. On sent, dans ses propos, le parfum encore charmant d’une globalisation naïve et bienheureuse.
On retient de cette lecture enthousiasmante que la figure du commissaire d’exposition – terme auquel semble progressivement se substituer l’anglicisme « curateur » (ce qui amusera le locuteur français comprenant qu’on veut le mettre sous curatelle) – est devenu une pièce centrale sur le plateau de jeu de l’art contemporain, confortablement installée entre le public et les artistes ; il décide où est l’art et quand est l’art, au point de faire de son activité une prestation artistique à part entière. Avoir à disposition les catégories indéterminées de public et d’artistes lui permet de ne pas avoir à assumer qu’il décide aussi pour qui est l’art, et qui fait l’art. Car c’est bien le paradoxe de ces notions de public et d’artiste : elles sont extrêmement vagues, tout en formant un étau particulièrement rigide (sur la naissance de la catégorie artiste, à la fin du XIXe siècle, comme étoile filante dans l’espace élitaire, voir la formidable étude de Nathalie Heinich, L’élite artiste). Il comprend que de nouveaux joueurs rejoignent la partie : sans le tampon officiel, pouvez-vous distinguer le content Instagram d’un peintre indépendant d’un autre curated par une institution ? Mais Hans Ulrich Obrist ne se pose jamais en défenseur inconditionnel de son pré carré contre les attaques sournoises du maudit Internet, dont on sait qu’il va redistribuer les cartes, et peut-être mettre à plat les murs blancs des salles d’exposition. Au contraire, et c’est la conclusion de son livre, il envisage avec plus d’enthousiasme que de crainte ces transformations, car il ne veut, au fond, qu’une seule chose : que l’histoire continue.
Ce petit livre est indispensable à qui s’intéresse à l’art contemporain autant que moderne, qu’il les adore ou les méprise, aux futurs commissaires d’exposition, artistes et managers d’institutions culturelles, à l’historien de l’art ou au sociologue de l’art contemporain qui voudra comprendre le discours tenu par un praticien sur sa discipline, ainsi qu’à quiconque voudra entendre les murmures derrière le bruit.
Hans Ulrich Obrist, Ways of Curating.
Penguin, 2014.