Toute expérience d’une institution prend pour point de départ un rapport ambivalent à un accès ou une entrée ; un pas de porte est à franchir qui s’ouvre sur l’espace actif de l’architecture anthropique, opposé aux espaces passifs et brouillons, sales et bouillonnants des axes, ruelles et boulevards, conséquence inéluctable de la présence des bâtiments qui en commandent le tracé, les surplombent et qu’ils desservent ; la rupture ambiancielle entre l’intérieur et l’extérieur est si flagrante qu’elle interroge la nécessité autant que le sens d’un volume vide entre les édifices : le concept du rue serait-il un accident de parcours dans la grande histoire de l’espace construit ? Une question misérable traitée avec obstination par une jolie discipline nommée urbanisme, dont il faudrait redéfinir ainsi la mission originelle : décider du sort d’un espace vain et superflu qu’il n’est pas permis de supprimer tant que des corps privés auront besoin de le traverser. Les espaces immatériels, mentaux et virtuels, ont le privilège d’accumuler les espaces clos sans s’encombrer d’une caractérisation de l’espace qui les contient ; l’internet pas plus que l’esprit n’a de rue, tandis que les portes s’y accumulent sur les faces de petites maisons emboitées les unes sur les autres, déverrouillées par le login ou l’introspection, par le password ou le souvenir – il ne serait pas inutile de rappeler que les premières images cinématographiques de l’espace informatique prêtèrent, pour éviter la noyade dans l’inintelligible, une grande attention à la représentation spéculative des espaces interstitiels, tantôt par un jeu sur l’analogie fortuite du circuit informatique avec le plan d’une ville, tantôt par le dessin assisté par ordinateur d’une urbanité bleue pixel et nette de toute imperfection ; une approche pas moins étrangère à certaines tentatives baroques, ravies par la puissance allégorique des géométries non-euclidiennes, de spatialisation radicale de la psyché, comme pour se convaincre de sa navigabilité. L’expérience sensible de l’institution commence, avant de la pénétrer, par le constat d’une modénature et d’un style : les arrangements sont de façade, de toiture et de cour, et leur union dans une unité de ton fait le tempérament supposé de l’institution, muette à cet instant, encore glacée, surement inébranlable. C’est au pied du monument ou de la bâtisse faiblement étagée que se déclarent les intentions : « Pour quelle raison entrerais-je ? » est cette question fatidique posée contre soi au moment de s’engager, un pas devant l’autre. Il y a dans ces raisons toutes les expressions de la libre volonté, comme les exemples de sa plus tragique réfutation : la démarche routinière entre sans plus interroger, un peu lasse et harassée ; la première fois fait battre le cœur et presse le ventre, excitation que supprime la grande inspiration lorsqu’elle précède le pas décidé ; des grands sentiments, élevés par le devoir, l’attente de l’événement ou de temps éminents, poussent le corps sans effort ; l’aspiration, l’ambition et l’esprit de revanche projettent la fureur vers l’intérieur, comme tractée par le destin ; l’insatisfaction, l’injustice et le désœuvrement gravent leurs plaintes sur le parvis, tandis qu’un jet de colère mal contenu par la garde ou le verrou magnétique dégondent à des manifestants désorientés des portes qu’ils ne s’attendaient pas à voir tomber ; vient le crime, la folie ou la mort, et c’est sans mains ni jambes libres, la tête peut-être ailleurs, que les corps sont déversés finalement dans la gorge de l’institution. Les portes sont, à elles seules, un monde entier ; un monde plan, ratatiné dans l’huisserie. Plus que tout autre élément de la façade – dont elle sait se distinguer bien que la recherche de l’harmonie, chère à l’architecte, de quelques obédience qu’il soit, fait en général qu’ils s’accordent bien ensemble et ne se contredisent pas – la porte se considère et s’inspecte. Sa taille, d’abord, renseigne sur l’envergure prêtée au sujet qui l’emprunte ; son matériau trahit sa crainte d’être pourfendue par le geste vandale, ou son souhait volontaire de ne pas obstruer le regard ; sa position, en contre-bas ou juché au sommet de marches, de la poignée aux dizaines, marque une relativité altimétrique imposée au passant comme à l’occupant ; sa masse décide de la vitesse de son ouverture, entre la lenteur du mouvement ample, rare et souverain, et la célérité amusante d’une foule de petits mammifères empressés et fuyants ; toutes ces qualités réunies influenceront aussi la fréquence de son mouvement, car la petite porte s’ouvre et se ferme avec le premier vent soufflant ou le poids de l’enfant adossé, tandis que de la lourde énorme il faut économiser et planifier les heures de rotation. L’avenue disparue, réduite en tableau inoffensif par le vitrage, l’air maintenant conditionné, la lumière artificielle dirigée par un jeu intelligent, les intérieurs de l’institution se révèlent : après le hall en nef, après les vestibules aspirant aux vaisseaux, il y a dans cette pagaille de couloirs, d’escaliers, de sas, de pièces et de cellules un ordre spécial, qui serait l’ordre même de l’institution transcrit dans la langue de l’espace ; s’y trouve aussi un foisonnement de détails inscrits par l’artisan dans ses finitions, une attention au choix des matériaux retenus pour les murs, les sols et les plafonds, que recouvrent les ornements, fussent-ils spectaculaires dans l’ostentation, ou ramassés en géométries élémentaires, au plus près de la matière qui les compose, au plus près de l’emploi que chaque saillie sert. S’ensuit la descente vers les effets mobiliers, objets qu’accompagnent les mouvements de la vie courante dans la direction des choses, moyens matériels et équipements pour la production, la relâche, l’étude ou la torture, foule de miniatures et de machines colossales, silencieuses ou fondues dans leur vacarme, inodores comme le verre et l’acier doux, ou faiblement parfumées, à la manière des vieux cuirs et du bois neuf. Les qualités de l’ameublement, des fournitures et équipements sont les seules données à considérer pour se faire un avis premier et sûr à propos des capacités culturelles des concepteurs de l’institution. Des concepteurs auxquels se joint la troupe des successeurs, usagers, employés, cadres et serviteurs : il ne s’en trouve parfois que quelques unités, mais d’autre fois l’institution est mieux densément fournie que la fourmilière moyenne. Et quiconque la pénètre en qualité de visiteur, sans avoir pris de renseignement sur son activité, se croira chez les fous, tant il constate partout la fièvre et l’agitation : les comètes fusent dans les corridors, les monstres galopent de chambres en cabinets, les antilopes s’abreuvent en plaisantant, les garnisons frappent sur les claviers, les colosses enclenchent des machineries ; les gestuelles sont inimaginables, les paroles extravagantes, là, rien n’a de sens immédiat qui devancerait l’explication, et tout indique au visiteur qu’il doit fuir sans délai la cage aux marteaux. L’institution est d’abord le nom d’un espace où s’ordonne l’invraisemblable.
Illustration : D’après © Milos Jokic / Getty Images, sur la couverture du volume Folio de La Grande Arche de Laurence Cossé (Éditions Gallimard).